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mangent-elles que tous les deux jours de la viande de cheval. Une autre, aidée par sa mère qui est âgée, arrive à gagner 600 francs par an au prix de douze heures de travail. Mais elle a deux enfans et, ayant été abandonnée par son mari à sa deuxième grossesse, elle a dû, sans meubles, presque sans vêtemens, s’installer dans une chambre d’hôtel garni. Lorsque l’enquêteur s’est présenté chez elle à midi, personne n’avait rien mangé depuis la veille. Une autre, célibataire, a une fillette ; aussi travaille-t-elle dix-sept heures dans les momens de presse, douze heures en temps ordinaire, huit heures en morte-saison, les jours où elle travaille. Elle ne gagne pas tout à fait 500 francs par an. Son alimentation et celle de sa fille se composent presque exclusivement de pain, de café et de fromage de Brie. Heureusement l’enfant aime beaucoup le fromage et elle revient toute contente lorsqu’elle a pu acheter ce qu’elle appelle : la côtelette de la chemisière. « Tout n’est pas rose dans la vie, » ajoute la mère après avoir donné ces détails. Une vieille ouvrière de soixante-deux ans allume du feu tous les trois jours sur un réchaud pour se faire de la soupe quelle mange froide les autres jours. Enfin deux sœurs, qui vivent ensemble et dont l’une est maladive, travaillent, celle qui est bien portante, dix-neuf heures en temps de presse, de douze à quatorze heures en travail courant ; celle qui est maladive, seize heures en temps de presse, douze heures en travail courant. À ce prix, l’une gagne 400 francs, l’autre 300 qu’elles mettent en commun, car la bien-portante, qui était typographe, a abandonné ce métier lucratif afin de pouvoir vivre avec sa sœur et la soigner. Les deux sœurs, qui ont beaucoup de dignité dans leur misère, se nourrissent presque exclusivement de lait et de pain, afin de pouvoir s’habiller convenablement quand elles vont chercher ou rapporter de l’ouvrage. « Il faut bien, disent-elles, avoir une certaine tenue. »

Il serait trop facile d’allonger ce martyrologe où sont, en quelque sorte, cataloguées toutes les variétés de la souffrance. A le lire, on comprend cette amère parole échappée à une jeune fille : « Sans doute il est dur de mourir jeune, mais il est aussi bien dur de vivre, » et quand on se rappelle qu’il y a quelques mois on pouvait lire, sur les murailles de Paris, des affiches, rédigées peut-être chez le marchand de vin, entre une douzaine d’huîtres et une bouteille de vin, où des ouvriers qui gagnent de huit à neuf francs par jour parlaient de salaires de famine, on