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Averti de ces dispositions, le gouvernement de Hanovre ne renvoya la prisonnière à Ahlden que le 28 février 1695, deux mois après le divorce ; pendant ces longues semaines de solitude, la malheureuse, redevenue plus calme, comprit que, profitant de son désespoir, on l’avait cruellement trompée. Tout entière aux regrets que lui inspirait la perte de Königsmark, elle avait désiré passionnément s’affranchir, par le divorce, d’un joug détesté. Elle s’aperçut trop tard qu’elle s’était livrée, pieds et poings liés, à ses pires ennemis. On lui avait fait entendre qu’une fois divorcée, elle pourrait se retirer à Celle, y vivre indépendante, sous l’égide de ses parens : au lieu de cela, elle rentrait à Ahlden comme prisonnière, étroitement gardée.

Le sire de la Porterie[1], gouverneur du manoir, avait reçu, à cet égard, une consigne sévère. La « duchesse » avait une suite nombreuse, une escorte de cavalerie et d’infanterie ; mais les gens de sa suite étaient des espions, les soldats de sa garde, des geôliers. Il leur était interdit, sous peine de mort, de lui apporter des lettres du dehors sans les faire passer par les mains du commandant. Elle ne pouvait ni quitter le château, ni même y recevoir des visites, sans son autorisation.

Un peu plus de deux siècles après le jour fatal où Sophie-Dorothée devint définitivement prisonnière, l’historien anglais qui nous sert de guide visita Ahlden. C’était le 10 septembre 1898. Il découvrit, non sans peine, ce village obscur, perdu dans une plaine marécageuse, dont l’horizon monotone n’est coupé que par des bouquets de tilleuls et de peupliers. Le château, bien qu’entouré de douves, avait, alors comme aujourd’hui, l’aspect d’un manoir plutôt que d’une forteresse, et l’appartement qu’y occupa Sophie-Dorothée pendant plus de trente ans n’a pas changé. Il se compose de deux pièces, de grandeur moyenne, communiquant entre elles, avec des planchers en bois et des murs blanchis à la chaux. La chambre à coucher donne sur le jardin, au delà duquel est le village d’Ahlden ; le salon, sur la rivière l’Aller et la plaine désolée qui s’étend à perte de vue. Dans une troisième pièce, plus vaste, la princesse prenait ses repas avec les personnes de sa suite ; les autres ailes du manoir étaient réservées au gouverneur et à la maison militaire de la prisonnière, qui, pour son usage personnel, ne disposait

  1. Un de la Porterie était parmi les Huguenots français attirés à Celle par la duchesse Éléonore.