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somptueuse, il pressure ses sujets, il confie à des traitans le recouvrement des impôts, il vend les offices et les charges, il fait exploiter ses domaines par des paysans qu’il ne paie point, il exige que chaque cultivateur tienne à sa disposition une paire de bœufs. Un jour, par un caprice, pour s’offrir le spectacle d’une vue plus étendue et plus gaie, il fait raser sur les bords du Pô des maisons de pauvres gens qu’il n’indemnise pas.

Comment s’étonner qu’un tel homme ait tenu rigueur au Tasse ? Ne suffisait-il pas que le poète eût laissé surprendre le secret de ses négociations avec les Médicis, et qu’on pût craindre la substitution de leur nom à celui de la maison d’Este dans la dédicace de la Jérusalem délivrée, pour qu’on fût tenté de le retenir entre quatre murs ? Mais il y eut certainement autre chose. Au bout de deux ans, ces inquiétudes s’évanouissaient ; le poème avait paru à Venise avec la dédicace espérée et le Tasse restait toujours en prison ; il y fut même retenu cinq années encore, en dépit de ses continuelles supplications. Il ne s’agissait plus de précautions à prendre contre lui, mais, comme il le dit lui-même à plusieurs reprises, d’une sorte de vengeance à exercer. Je serais tenté de croire avec M. Angelo de Gubernatis que, le 11 mars 1579, dans la crise de folie furieuse qui amena son arrestation, il avait prononcé des paroles irréparables, rappelé peut-être ses relations avec la princesse Léonore ou révélé quelque turpitude de la cour ducale. En tout cas, l’âme du duc de Ferrare demeura inflexible ; il ne rendit la liberté à son prisonnier que lorsqu’il lui fut impossible de faire autrement. Ce n’est là qu’un épisode de la lutte éternelle du faible contre le fort, mais, cette fois, la victime est de telle qualité que son long gémissement fut entendu à travers les siècles et toucha profondément dans tous les pays les âmes généreuses. Aujourd’hui encore, dans la mélancolique Ferrare, le coin le plus célèbre, que chaque voyageur visite avec une piété respectueuse, c’est celui qu’on désigne à tort sans doute comme la prison du Tasse. Peu importe que le poète ait souffert à cet endroit-là même ou entre des murailles voisines, le souvenir d’une grande infortune plane sur la cité tout entière.


A. MÉZIÈRES.