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bruit à cause de la qualité du personnage, mais dans les deux cours le procédé fut analogue. Comme devait le faire en 1588 le fils d’une mère italienne au château de Blois, le duc Alphonse, en 1575, manda au palais ducal, à cinq heures de l’après-midi, le comte Contrari. Pendant que le prince l’accueillait avec un visage souriant et des paroles aimables, un des courtisans lui jeta un capuchon sur la tête pour l’empêcher de voir, tandis qu’un autre lui tenait les deux bras pour permettre à l’exécuteur des hautes œuvres, caché dans un coin, de lui serrer les deux tempes avec des tenailles et de l’étrangler. Le coup fait, on étendit le cadavre sur un lit et on appela au secours, comme si le malheureux Contrari venait d’être frappé d’une attaque d’apoplexie. Cette comédie macabre ne trompa personne à la Cour et moins que personne la duchesse d’Urbin, qui en fut profondément ulcérée. Elle s’en vengea plus tard, à la mort de son frère, en faisant passer le duché de Ferrare dans les Etats de l’Eglise au détriment de la famille d’Este.


IV

Si nous voulons comprendre les causes multiples de la folie du Tasse, replaçons par la pensée dans ce milieu d’élégance et de luxe, mais aussi féroce et sensuel qu’il était somptueux, une des âmes les plus naturellement poétiques des temps modernes, une nature exquise, de la sensibilité la plus délicate, qui ne demanderait qu’à jouir de la vie dans la pleine indépendance de son génie naissant. Tout jeune, le Tasse éprouve les satisfactions les plus vives ; il vit dans une société choisie, parmi les grands seigneurs, les poètes, les artistes, en compagnie de femmes aimables et spirituelles ; il aime, il est aimé. Les premiers rayons de la gloire ont déjà illuminé son front. Aussi quelle confiance dans la bonté de la nature humaine, quel admirable optimisme révèle le poème de la Jérusalem délivrée commencé à dix-huit ans, après le poème de Renaud, presque terminé avant trente ans ! Le prédécesseur du Tasse, l’Arioste, a regardé et peint l’humanité avec une délicieuse ironie. Tout en étant, lui aussi, très poète, en chantant les beaux arbres, les fleurs odorantes, les ruisseaux qui murmurent au fond des vallées, les vastes horizons dominés par les montagnes, il préfère à l’homme lui-même dont il se moque volontiers le cadre où l’homme se meut,