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lutte sans fin, se décident à entendre le cri de notre détresse.

La nation serbe sort à peine de cinq siècles de servitude ; elle a tant souffert que son âme en a gardé une mélancolie profonde dont on retrouve l’accent dans ces chants plaintifs que le paysan serbe accompagne sur sa guzla, — cette guzla que la police autrichienne proscrit en Bosnie. — Si, à peine échappée au joug turc, il lui faut subir l’oppression autrichienne, son courage ne survivra pas à tant d’épreuves ; elle ira s’émiettant, se dissolvant ; elle perdra peu à peu son individualité nationale ; elle sera mangée par le germanisme triomphant. — Vous n’avez rien perdu de votre chair, nous crient certaines voix, vous avez perdu vos espérances qui n’étaient que des illusions. — Illusions peut-être, mais de ces illusions vivait notre idéal national, l’âme de notre peuple ; direz-vous donc que nous n’avons rien perdu, si nous avons perdu notre âme ?


III

L’émotion jaillit ici, d’elle-même, de la contradiction flagrante des deux points de vue. Le conflit n’est pas seulement dans les faits et dans les intérêts, il se prolonge dans l’intimité des consciences, consciences d’hommes d’Etat responsables, consciences d’écrivains. La marche en avant des Autrichiens et la protestation des Serbes procèdent, à leur insu peut-être, de deux conceptions opposées des droits des peuples et des droits des gouvernemens, de deux philosophies antagonistes : c’est leur choc qui prête aux événemens actuels leur sens dramatique et leur caractère menaçant. Comme les dieux du vieil Homère, les idées diffuses dans l’âme des peuples prennent corps et descendent dans l’arène, et c’est elles, en définitive, qui décident de la victoire.

Le gouvernement de l’Empereur, en étendant ses droits de souveraineté sur la Bosnie et l’Herzégovine, a cru simplement tirer les conséquences logiques et nécessaires des prémisses posées par l’Europe au Congrès de Berlin et réaliser une annexion implicitement consentie depuis trente ans ; le trouble qui en est résulté en Europe a été pour lui une surprise ; il ne s’était rendu compte ni des circonstances, ni du moment ; il suivait les erremens anciens de la politique des convenances. « Les convenances de l’Europe sont le droit, » disait le tsar