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à une patrie, elle se trouve en présence de tout un peuple frémissant d’enthousiasme guerrier, peut-être à la veille d’un conflit sanglant. C’est aux Serbes eux-mêmes qu’il convient maintenant d’en demander les raisons.

Les nations occidentales, nous disent-ils, s’imaginent volontiers que la carte des nationalités recouvre à peu près exactement, sauf quelques bavures, la carte des États ; rien n’est moins exact quand il s’agit de l’Europe orientale où les races s’enchevêtrent et où les peuples ne font que commencer à prendre conscience de leur personnalité. Le petit royaume serbe est bien loin d’englober tous les hommes qui se savent et se disent Serbes et qui ont la volonté consciente de se rattacher à un centre commun. Un autre État indépendant, le Monténégro, est peuplé de Serbes ; ils y sont 230 000 ; beaucoup d’autres vivent sous des dominations étrangères, les uns en Turquie, dans le sandjak de Novi-Bazar et en Vieille-Serbie ; d’autres en Hongrie, dans le banat ; d’autres en Dalmatie ; d’autres en Bosnie et en Herzégovine. Les Serbes qui vivent hors du bercail sont plus nombreux que ceux auxquels l’Europe a permis d’y entrer. Il y a, autour de la petite Serbie, une large Serbie « non rachetée. » Tous ces Serbes, qui constituent depuis longtemps une race, ont pris conscience, depuis peu d’années, d’être un peuple.

La nation serbe a toujours été à l’avant-garde des Slaves dans leurs luttes contre le vainqueur ottoman et toujours elle a été sacrifiée. En 1875, les Serbes de Bosnie donnent le signal de l’insurrection d’où sortira la grande guerre ; c’est l’Autriche qui, secrètement, les pousse, tandis que, sous main, à Reichstadt, elle se fait promettre le vilayet de Bosnie comme son lot dans les dépouilles de l’Empire ottoman. L’Autriche ne se bat pas en 1877, mais c’est elle qui profite de la victoire ; poussée en avant par Bismarck, elle l’aide à dépouiller les Russes du fruit de leurs succès, à morceler la Grande-Bulgarie ; elle garde pour elle le meilleur morceau : elle tient la Bosnie, l’Herzégovine, elle a des garnisons dans le sandjak de Novi-Bazar, elle occupe, au-dessus d’Antivari, le village de Spizza, elle sépare la Serbie du Monténégro, elle les enserre l’un et l’autre entre les deux branches d’un double étau, elle prépare sa descente vers Salonique à travers la Macédoine où elle s’applique à perpétuer l’anarchie turque. Partout, d’Agram à Salonique, sa politique est de morceler pour mieux dominer et pour conquérir à son heure. En 1885,