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que je ne suis pas changée d’un atome. C’est cette immense variété dans son esprit, ce mouvement perpétuel d’idées, cette vie et cette verve dans tout ce qu’il dit, ce caractère plein d’énergie et d’activité dont les défauts mêmes me plaisent, cette imagination métaphysique et tout cela exprimé dans des yeux que même M. Thierry trouve surnaturels, ces beaux yeux dont le brillant étonne tous ceux qui les regardent. Ils m’ont exprimé tour à tour la passion, le désir, la tendresse, l’enthousiasme. Malgré tout ce que j’ai souffert, tout ce que je souffre, je suis contente de ce souvenir ; je ne voudrais pas [ne pas] avoir connu tant de bonheur. Je me suis souvent examinée là-dessus et ma réponse est toujours la même : je suis bien aise de l’avoir connu et d’en avoir été aimée, je ne savais pas avant ce qu’était l’amour. Pourtant, j’avais été bien passionnée ; mais j’aimais l’amour, et non la personne. Dans le temps que j’aimais le plus Fauriel, je me disais quelquefois : « C’est singulier que je ne me sens pas la capabilité de lui écrire un torrent de passion comme Mlle de Lespinasse. » Et je me répondais : « C’est que je ne suis pas à beaucoup près aussi passionnée qu’elle. » Je me suis trompée ; bien peu savent même ce que c’est que l’amour. Ce n’est que lorsqu’une créature inspire à une autre à chaque instant le plus haut degré de plaisir dont elle est susceptible, et que l’imagination a beau l’examiner, elle ne peut désirer rien au delà ; c’est ce qu’Auguste éprouvait pour moi ; cet amour est tellement nourri de bonheur et d’impressions qu’il n’augmente pas par la contrariété, et qu’il pourrait toujours être aussi vif sans passion. Je ne sais si Cousin l’eût ou l’a éprouvée pour moi. Je doute que Fauriel l’éprouve, je crois pourtant qu’oui. Cependant à Venise, il était bien endormi, je...

J’ai senti presque un petit soulagement quand l’heure à laquelle j’ai espéré le voir est complètement passée. A son commencement, j’ai souhaité avec une ardeur qui m’a fait me prosterner à terre et prier je ne sais quel Être, car je n’ose le demander à Dieu. Je tâche de me calmer, Je me dis : non, il ne viendra point. Je me raisonne et je débats ; cela paraît un siècle ; vers la dernière partie, je suis convaincue que je ne le verrai pas. L’heure passe et tout devient morne. Je suis sûre que si une créature humaine pouvait voir comme dans un verre ce qui se passe dans une autre, elle n’aurait jamais le courage de lui refuser. Ah ! si, dans ce moment que Cousin est occupé à causer