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avec M. Thierry qui me parut rempli de tendresse pour moi. Nous parlâmes du livre de M. Vitet. Mme Belloc dit des bêtises sur le dramatique historique. Je dis qu’il y avait deux manières d’exciter l’imagination : d’avoir soi-même la tête naturellement remplie d’images et les raconter, ou d’avoir un certain tact pour toucher à ce qu’on sait qui excitera l’imagination des autres. Ils ne saisirent pas mon idée, ni l’un ni l’autre, et répondirent autre chose à autre chose. Fleury me dit qu’il viendrait lundi J’allai ensuite au cabinet de M. Denon[1] où il y avait tant de choses, et je ne vis rien, excepté des dieux indiens qui excitèrent mon imagination comme tout ce qui vient de là.

Il y avait un petit homme épouvantable, en bronze, perché sur un pied avec deux longues dents à la mâchoire inférieure, que je me figurais être Siva. Pourquoi font-ils tout le monde si laid ? Est-ce leur volonté ou l’impuissance de faire mieux ? Jetais bien triste. Je me fis faire les cartes par Adèle : il n’y avait que des piques. Le soir, Amédée vint. Je demandai des questions sur toutes les femmes de Paris un peu distinguées. Je lui dis combien je désirais en connaître. J’eus peut-être to)t, il dit que Mme Aubernon[2] est une personne très brillante, belle, spirituelle et riche. Il ne s’en alla pas avant Fauriel. Vendredi matin, je résistai à aller guetter ces magiques fenêtres. Il me prit un désir très grand de voir ce cher Fauriel et, malgré toutes mes peurs, j’allai droit chez lui. Il était sorti.

Enfin je finis par le rencontrer dans la rue. Il avait l’air content ; je me dis : « Je puis donner du bonheur à une créature humaine. » Nous allâmes aux Tuileries. J’étais dans un certain état de paix. Le soleil brillait dans tout l’éclat du printemps, les arbres étaient vert tendre, les oiseaux faisaient un ramage bruyant, et de temps en temps on entendait chanter avec suite comme dans les bois. J’éprouvais du plaisir et mes paroles étaient gaies. Je ne me souviens pas d’avoir en ce moment désiré être avec Cousin au lieu de Fauriel. Je pense avec satisfaction que j’ai gagné depuis un mois, car au commencement de mars, quand j’étais avec Fauriel au Jardin des Plantes, je ne pensais qu’au bonheur suprême d’y être avec Cousin. Que le cœur humain est bizarre !

  1. Le baron Dominique Vivant Denon (1747-1825), célèbre collectionneur d’antiques, surtout de pierres gravées.
  2. Mme Aubernon avait un salon très brillant, dont sa fille a poursuivi la tradition.