Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 48.djvu/672

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

déroge plus. Encore faudrait-il y regarder de près, se méfier ici plus qu’ailleurs de la thèse d’école, de l’affirmation de parti et de la vérité de manuel. La noblesse se perdait-elle toujours, ne s’acquérait-elle jamais par l’exercice du commerce ? Même à la fin du XVIIe siècle après Colbert, même au XVIIIe siècle en attendant Turgot ? Sans tirer plus de conséquences qu’il ne convient des mariages de classe à classe, de l’usage fréquent que faisait la noblesse de la « savonnette à vilains, » en s’alliant, — et ce n’était pas une nouveauté, — dans la robe, dans la finance, dans les fermes, — toute bourgeoisie, — si bien que l’on pourrait dire que le mariage bourgeois était pour l’ancienne noblesse ce qu’est le mariage américain pour la moderne, qu’il était pour elle une espèce de « mariage américain endogamique ; » sans oublier, suivant un précepte excellent, que les individus pèsent peu au regard de l’histoire sociale qui ne doit s’occuper que des classes[1], et, par suite, sans hausser jusqu’à une règle générale des cas individuels, même nombreux ; au résumé, il n’y a point de témérité à conclure que par le sentiment, par le raisonnement, par l’intérêt, les cloisons qui s’élevaient entre les hommes étaient rongées depuis longtemps ; que la révolution, en tant qu’elle consistait à abattre ces cloisons et à briser les vieilles matrices sociales, était prête bien avant la Révolution même ; et que, — comme l’ancien régime reposait sur les ordres, sur les états, comme il consacrait, immobilisait, — depuis que les ordres se mêlaient, que les états se touchaient, qu’il s’était mis en mouvement, que le grand ébranlement intellectuel et industriel l’avait gagné, il était miné en ses fondemens. Lorsque Séguier, au nom du parlement, refusant d’enregistrer l’édit de mars 1776, remontrait au roi que « les corporations étaient une chaîne dont tous les anneaux vont se joindre à la chaîne première, à l’autorité du trône, » et que, cette chaîne rompue, « l’édifice même de la constitution politique serait peut-être à reconstruire dans toutes ses parties, » il était probablement trop tard pour l’empêcher, mais l’édifice était bel et bien détruit, et à reconstruire : Séguier ne voyait ni trop en noir, ni trop loin. Ce qui serait, au contraire, très insuffisant et d’une vue très sommaire, ce serait de donner la Révolution comme la cause unique de la crise, ou de borner la crise à la Révolution

  1. Tocqueville, l’Ancien Régime et la Révolution.