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s’affoler misérablement, tantôt se refusant à tout entretien, s’abîmant en ardentes prières entrecoupées de larmes, et tantôt se laissant aller à d’étranges accès de gaieté nerveuse.

Enfin, la nuit du 23 juillet 1554, une dame de la garde-robe royale demande audience à Philippe, installé depuis quelques heures dans la maison du doyen de Winchester, et lui rapporte respectueusement que la reine sa maîtresse le prie de « venir, en secret, accompagné de quelques gentilshommes, lui faire visite dans son cabinet. » Marie, en l’attendant, se promène de long en large dans une vaste galerie étroite, toute tendue de tapisserie ; deux gentilshommes portent des torches devant elle ; et le vieux chancelier Gardiner lui tient compagnie. Elle voit entrer d’abord le comte d’Egmont, venu naguère à Londres pour les préparatifs du mariage ; et, ravie de le retrouver, elle va échanger quelques mots avec lui, lorsque, tout à coup, dans la pénombre du seuil, elle aperçoit le modèle du cher portrait qu’elle cache sur son cœur. Aussitôt elle s’éloigne d’Egmont, accourt vers la porte, et saisit tendrement la main de Philippe. Détail curieux : sa toilette de ce soir mémorable, telle que nous l’a décrite M. Hume, correspond exactement à celle que nous montre le portrait de Madrid, comme si Marie avait voulu apparaître toujours, aux yeux de son mari, sous l’aspect sous lequel il l’a aperçue pour la première fois.

De cette soirée commence, pour elle, une année de bonheur, la seule qu’elle ait connue durant les quarante-trois ans de sa vie. Philippe, il est vrai, ne cesse pas un instant de considérer son mariage comme une « corvée » à remplir, à la fois inévitable et infiniment méritoire. Dès le premier jour et jusqu’au dernier, il avoue à ses confidens que ce mariage lui est pénible, que la reine sa femme ne l’intéresse en rien, et que son unique objet est de contribuer à la restauration du catholicisme, sous la tutelle de sa sainte maison. A l’un de ses officiers qui, avant le départ de Madrid, lui demandait s’il devait vendre ses biens, il a répondu : « Faites comme vous le jugerez bon, mais sachez que, pour moi, je vais à une bataille et non à une fête ! » Le sacrifice d’Isaac : toujours c’est à ce grand acte de l’Ancien Testament qu’il comparera ses relations avec Marie Tudor. Mais, au moins pendant la première année, son prodigieux sentiment d’obéissance au devoir le porte à traiter sa femme avec une déférence respectueuse et pleine d’attention que la pauvre Marie, ignorante comme elle l’est de la vie amoureuse, n’a point de peine à tenir pour une affection véritable. Tout ce que l’historien Froude a jadis affirmé au sujet de sa conduite est démenti par les témoignages