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De la même façon que Philippe, dans les portraits de Titien, essaie de nous dissimuler sa médiocrité bourgeoise sous l’élégance de sa mise et la hautaine raideur de son attitude, de même nous constatons aussitôt que sa fiancée, dans ce tableau que sans doute elle a fait peindre pour lui, s’est passionnément ingéniée à paraître aussi aimable et belle, ou du moins aussi « féminine » qu’il lui était possible. Non seulement elle a tenu à trôner dans toute la splendeur de son luxe de reine, étalant sous une profusion de pierreries les voyantes arabesques de sa jupe de drap d’or : il n’y a pas un détail de sa pose, savamment étudiée, depuis le sourire ébauché sur ses fines lèvres jusqu’au geste timide de sa main tenant une fleur, qui ne trahisse le désir d’affirmer que cette fille de la martyre Catherine d’Aragon, longtemps condamnée elle-même à une vie de souffrance et de solitude, n’a pas cessé pourtant d’être une jeune femme, avec un, cœur ouvert aux aspirations, aux goûts, et aux plaisirs de son sexe. Elle aime, nous le sentons bien, et exige qu’on l’aime, ou plutôt s’encourage à espérer que l’on consentira à l’aimer ; et ce grand essor juvénile de son être n’est pas sans lui prêter, à nos yeux, comme un vague reflet de grâce poétique, mais qui, hélas ! ne contribue qu’à nous rendre plus pénible la conscience de l’illusion éphémère dont elle se nourrit ! Car nous savons trop, à la voir telle que l’a vue le regard implacable d’Antonio Moro, que jamais personne ne pourra l’aimer d’un véritable amour, ni même éprouver pour elle la tendre sympathie qu’elle mériterait. Elle est décidément trop vieille, à trente-neuf ans, usée par des années de craintes et de privations ; elle est trop laide, avec son jaune visage tout creusé et tiré, aux petits yeux presque entièrement dégarnis de sourcils ; mais surtout nous avons l’impression que ni ses efforts, ni son bonheur présent, ni son amour même, ne parviendront plus désormais à lui restituer le mystérieux et puissant attrait de la femme. Quelque chose lui manque dont la possession lui serait précieuse entre toutes : un indéfinissable mélange d’air et de lumière, sans lequel tous les autres dons restent inefficaces. Chez elle comme chez la fille de Louis XVI, dont les portraits offrent d’ailleurs avec le sien une analogie singulière, l’expérience prématurée du malheur a en quelque sorte, tari les sources secrètes de la joie de vivre. Évidemment la fiancée de Philippe II ne saura plus jamais chanter, danser, s’abandonner librement à sa fantaisie : en vérité, son portrait nous prouve qu’elle a oublié jusqu’à l’art de sourire, et la fleur que tiennent ses doigts y est raide et glacée comme les grains d’un rosaire. Quoi d’étonnant que nul cœur