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s’adresse qu’à une élite de lecteurs, à ceux qui peuvent briser l’os et pénétrer jusqu’à la substantifique moelle. Genre difficile, au surplus, et qui ne supporte pas la médiocrité : on y est excellent ou détestable. Pour y réussir ce n’est pas assez d’avoir une philosophie, si l’on n’est doué encore de cette imagination plastique qui prête à des êtres irréels le relief et la couleur de la vie. Il faut faire penser et faire rire, être tout ensemble profond et gai, joindre à l’audace de la pensée certaines hardiesses de langage et crudités de plaisanterie qui sont ici de rigueur. M. Anatole France est aujourd’hui à peu près le seul écrivain qu’une telle tâche ne dût pas décourager.

La critique a souvent sur les auteurs une influence, utile ou fâcheuse, mais, en tout cas, plus grande qu’ils ne veulent en convenir. « Au Cid persécuté Cinna dut sa naissance… » L’Ile des Pingouins doit peut-être la sienne aux objections que provoqua la Vie de Jeanne d’Arc. M. France les relève, dans sa Préface, non sans vivacité. Il passe en revue, d’un œil sévère, la légion de ses censeurs. Voici les érudits qui projetèrent de l’étouffer sous l’amoncellement de leurs fiches multicolores. Voici les paléographes, enragés qu’un écrivain se soit permis d’extraire des documens un peu de vie et de vérité, au lieu de publier comme eux les textes purement et simplement. Eux aussi, les historiens se sont ligués contre ce gêneur, ignorant des usages et qui venait gâter le métier. Pourquoi n’en a-t-il pas usé comme les camarades et tout bonnement copié ses prédécesseurs ? L’estime des personnes graves est à ce prix, et aussi la sympathie du public. « Le lecteur n’aime pas à être surpris. Il ne cherche jamais dans une histoire que les sottises qu’il sait déjà. Ne tentez pas de l’éclairer, il criera que vous insultez à ses croyances ! » De telles maximes attestent quelque rancœur. A des juges, dont il n’accepte pas le verdict, M. France ne pouvait donner la satisfaction de l’avoir converti ; mais il pouvait s’offrir à lui-même le plaisir de les contrister. Son livre nouveau est cette pierre de scandale.

Dans ces quatre cents pages, d’une lecture facile, M. France a fait tenir toute l’histoire de l’humanité, depuis les premiers temps de l’ère chrétienne jusqu’à nos jours, et au-delà ; rien de moins, en vérité. Cela commence à l’époque où les pingouins, que saint Maël avait baptisés par erreur, furent métamorphosés en hommes. Pourquoi les pingouins plutôt que d’autres volatiles ? Parce que, vus d’un peu loin, ils ont un air de gravité quasiment sénatoriale ; et parce que l’organisation sociale atteint chez eux a une perfection que nos économistes les plus avertis s’accordent à leur envier. L’assimilation n’a donc pour