Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 48.djvu/383

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ni le cri strident des oiseaux de proie, ni même le tumulte qui monte des grandes villes fiévreuses. En ces choses se révélait la vie ; et la vie est vraie, et même quand elle est triste, la vérité est toujours musicale ; le son discordant de la symphonie humaine était le mensonge. Et le jour où Véra comprit que les paroles des hommes sont un vêtement d’emprunt, elle douta de la beauté du bienfait qu’elle avait reçu, et sentit que le sens du monde lui demeurait caché, au-delà d’autres portes encore closes. Et elle retourna vers le Maître.

Il se tenait au milieu de la foule des hommes, et regardait avec sérénité leur confusion bruyante : « Seigneur, lui dit-elle, votre don était grand, et je vous en ai béni ; mais le monde reste un mystère pour moi. Car, sous le courant des mots que disent les hommes, passe le courant de leurs pensées secrètes. Derrière le masque du langage, j’aperçois les yeux des choses inexprimées, et je sens le battement du cœur sous le déguisement des paroles. S’il est une seconde porte de l’entendement, ouvrez-la, Seigneur, de votre main qui libère, afin que je pénètre le sens mystérieux de la vie. — Ce que tu cherches là, répondit le maître, bien des hommes sages l’ont désiré en vain. Mais bien que tu ne saches pas ce qu’est le pouvoir que tu demandes, je te l’accorde. Tu entendras désormais tout ce que les hommes sentent au dedans de leurs âmes ; et si tu rencontres la souffrance dans ce chemin, reviens vers moi ; il y a un sentier qui mène à la paix… »

Véra entendit alors les voix cachées des âmes. Quel bruit immense et confus ! quelle mêlée gigantesque, de sons enchevêtrés ! Plus d’écluse pour arrêter ce flot ! plus d’apparence d’harmonie, plus d’intervalle de silence pour reposer l’oreille qui écoute ! les voix montent, sans arrêt, dans le calme de la nuit, dans l’assoupissement des heures lasses du milieu du jour, pendant les momens de silence solennel des temples, et durant les heures d’angoisse haletante des chambres de mort ; toujours Véra entend le mouvement incessant des cœurs qui ne se taisent jamais ; les émois, les chants d’amour, les cris de haine, les hymnes de la foi, les mélopées du désespoir, et ces murmures plus profonds et plus vagues que tout, « ces pensées qui naissent et meurent sans porter de nom, ou plutôt qui veulent avoir un nom, et qui hantent l’âme sans jamais vouloir mourir. » Bientôt, dans le tumulte désordonné, la clarté se fit ;