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salaire, cherchait un autre patron, capable de « mettre sa besogne en prix et valeur. » Faute de le trouver, il tombait d’un cran dans la hiérarchie. Comme un guerrier sans place écumait les grandes routes, ce condottiere de lettres recrutait des auditeurs où il pouvait, récitant lui-même, puisque les exemplaires chèrement copiés eussent été d’un écoulement difficile avec un public qui ne savait pas lire.

Dans le Nord de la France, l’usage n’existait pas encore, au temps de saint Louis, d’avoir des jongleurs attachés à sa personne. Presque aucun des auteurs de fabliaux ne fut nanti de cette enviable situation, pas même Rutebœuf, dont l’œuvre domine cet âge d’or de notre vieille littérature. Si Rutebœuf, qui incarna plus que nul autre les passions de son temps, que le populaire écoutait en se signant aux beaux endroits, — la manière d’alors de témoigner son admiration, — a passé sa vie assez misérable, quels ont été les moyens d’existence, je ne dis pas des clercs détonsurés, goliardois qui, après avoir perdu dans les tavernes chape et clergie, vagabondaient en contant, mais des trouvères de réputation, tels Huon de Cambrai, Adam de la Halle ou Barbier de Melun « au visage fleuri comme un groseillier, » de tous ceux en un mot qui, malgré « leur parleure la plus délictable, » se plaignent d’être « compagnons à Job ? »

En contraste avec la peinture obstinément rose d’une société où les ménétrieux, partout fêtés par les barons et les bourgeois, mènent une vie de liesse, M. Joseph Bédier nous les a représentés comme des ivrognes assez marmiteux, d’ailleurs paillards, joueurs et résignés. Et il semble que, pour un grand nombre d’entre eux, il ait raison. Aussi bien existe-t-il de nos jours un lot de prolétaires de lettres fort rafales, vivant anxieusement de lignes à deux sous dans des encyclopédies en construction ou dans des journaux en démolition, dont le sort est moins fortuné que celui des ouvriers manuels.

Ce sont les héritiers des « bourdeurs » à qui l’on donnait trois ou quatre deniers, — 1 franc ou 1 fr. 35, — et qui ne refusaient pas une maille, — 0 fr. 16 — puisque « pour une maille, dit l’un d’eux, on peut avoir du poivre ou du cidre, du bon charbon, des aiguillettes d’acier ou une potée de vin ou de quoi se faire raser, ou de quoi voir danser les singes et les marmottes, ou une grande demi-livre de pain. » Heureusement ces primitifs avaient souvent davantage et les chiffres que j’ai recueillis