Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 48.djvu/340

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les actes sont connus, mais point la pensée intime, il n’en sera ni plus ni moins immortel pour avoir tenu de son vivant une place plus ou moins honorée et pour avoir gagné plus ou moins d’argent.

C’est la grandeur de cette besogne intellectuelle qu’elle est avant tout une libération de l’ambiance, et que l’écrivain publie son âme sans se préoccuper de savoir à quel prix il la vendra. Cette élite pourtant, qui pense au-dessus des autres, doit vivre comme les autres ; le souci du vivre la ramène dans le monde des réalités qui la traitent comme la généralité des hommes. Le milieu, les contingences matérielles, c’est-à-dire les lois économiques, astreignent ces indépendans à rechercher le salaire par les seules voies où ils puissent le conquérir.

Or ces lois économiques ne tiennent nul compte de la valeur et du mérite ; elles ne proportionnent point du tout la récompense pécuniaire au talent, encore moins à l’effort, parce qu’elles agissent dans un domaine tout différent de celui de l’effort et du talent. L’histoire de leur budget, par où ces esprits supérieurs appartiennent au vulgaire, montre que, pour les plus rares génies comme pour les plus humbles labeurs, il n’y a point de juste salaire.


I

Au fond de toutes les revendications du temps présent apparaît clairement la volonté d’intervenir dans la distribution des richesses. Cette prétention, noble et généreuse, repose sur l’idée qu’il doit y avoir un rapport de justice entre le travail et son prix ; elle domine toute la politique et gît au fond des aspirations de la foule, indiscutée comme un axiome. La foule voit très bien, parce que cela crève les yeux, que ce rapport de justice, qu’elle croit logique, n’existe nulle part ; il s’est donc créé un courant d’opinion déterminé à l’établir par la force. L’étude scientifique des faits montre que cette pierre philosophale du XXe siècle est une chimère ; il est bon de le démontrer parce que cette erreur trouble la raison des hommes et, par voie de conséquence, la paix des Etats.

La « monnaie » de justice ne peut être qu’une monnaie « morale, » une monnaie d’estime ; encore le salaire payé en cette monnaie n’est-il pas nécessairement juste, car les mœurs