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la ferme d’un paysan français. La famille venait de souper, des danses avaient suivi le repas du soir.


Ce fut seulement au milieu de la seconde danse que je crus apercevoir, à certaines pauses pendant lesquelles ils paraissaient tous lever les yeux, une élévation de l’âme différente de celle qui est la cause ou l’effet de la simple gaieté. En un mot, il me sembla que je contemplais la Religion se mêlant à la danse ; mais comme je ne l’avais jamais vue à pareille fête, j’aurais regardé cela comme une des illusions d’une imagination qui m’égare perpétuellement, si le vieillard, aussitôt que la danse fut. finie, ne m’eût dit que c’était leur constante habitude, et que, toute sa vie, il s’était fait une règle, après chaque souper, d’inviter sa famille à danser et à se réjouir ; croyant, disait-il, qu’un cœur joyeux et content était la meilleure espèce d’action de grâces qu’un paysan sans instruction pût offrir au ciel. — Ou un savant prélat, repartis-je.


Voilà le sentiment religieux à l’état primitif et simple, à l’état de nature, par opposition à ce qu’il est quand il fait violence à la nature. Il est possible, mais il n’est point nécessaire, que ce sentiment, rencontré chez un paysan français du XVIIIe siècle, eût donné, à l’analyse, un élément chrétien. L’action de grâces ainsi comprise ne relève pas plus de la croix du Christ que du culte solaire. Quand Rabelais entonne la louange du « Grand, Bon, Piteux Dieu, lequel ne créa onques le caresme, ouy bien les salades, harengs, merlues, carpes, brochets, dars, umbrines, ablettes, ripes, etc. item les bons vins[1], » il est religieux, mais comme les bêtes le seraient, s’il était vrai qu’elles fussent capables de religion, ainsi que Montaigne et d’autres philosophes l’ont pensé des éléphans et des chiens. Religion réelle et vraiment naturelle, mais peu intéressante, depuis que le christianisme a ouvert à l’homme des horizons plus dignes d’occuper sa pensée.

Si le christianisme est la dernière des grandes conceptions religieuses de l’humanité, si l’amour des hommes en Dieu, point de départ de la religion chrétienne dans l’enseignement de Jésus, est aussi la vérité capitale et unique où la foi doit aboutir et revenir après toutes les évolutions des dogmes, l’histoire du sentiment religieux se distingue peut-être de celle du christianisme, mais elle n’a d’intérêt pour nous que par rapport à lui. Il n’y a donc pas lieu d’attacher beaucoup d’importance à la différence

  1. Lettre à maistre Antoine Hullet.