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l’esprit juste. C’est ce que je demande et ce que j’estime avant tout. Peu m’importent les phrases. Continuez donc comme vous avez commencé. Par votre langage simple et vrai, vous ne tarderez pas à vous concilier la bonne opinion du Roi qui appréciera, j’en suis sûr, la noblesse de votre caractère. » Le duc de Broglie prit sa retraite en février. Thiers devint président du conseil et ministre des Affaires étrangères. Le comte Medem, conseiller de l’ambassade, eut l’occasion de se rapprocher de lui et lui demanda quelle serait sa politique. « Eh bien ! » répondit Thiers, « je n’ai aucun système politique ; toute ma politique est de ne rien faire et de laisser agir tout le monde, et je crois avoir ainsi saisi l’esprit de l’époque. L’homme n’est rien aujourd’hui ; la force des choses l’emporte toujours. Il faut laisser arriver les affaires ; il ne faut pas les faire. » Thiers était, en général, un partisan absolu de la « force des choses, » qui l’emporte toujours sur la volonté des hommes. C’est dans ce sens qu’il comprenait la politique de Louis-Philippe, qui pouvait se justifier par la « force des circonstances. » Il fit au comte Medem un portrait du Roi qui abondait en traits piquans. Il le trouvait homme « très fin, » très prévenant en général et surtout envers tous ses ministres. Il était « bon enfant, » toujours une bonbonnière dans sa poche pour régaler de bonbons ses ministres. Avec un couteau, tiré de sa poche, il découpait des fruits et en distribuait des morceaux aux assistans. Il écrivait ses observations sur de petits chiffons de papier et les cachait lui-même dans les carnets de ses ministres. — Le comte Pahlen s’exprimait de son côté en termes flatteurs sur le compte de Thiers : il lui trouvait beaucoup d’esprit, des capacités et « une rare pénétration. » D’ailleurs, écrivait-il, « le Roi étant devenu plus que jamais l’arbitre absolu des affaires, la France et l’Europe pourront désormais, mieux que par le passé, juger des actes de Sa Majesté et de son système à l’intérieur et à l’extérieur. » Le ministère Thiers parut à l’Empereur et à son ambassadeur bien plus modéré et plus raisonnable que ne l’était celui du prédécesseur. « La justesse de ses vues » et « la modération de ses principes » furent reconnues par le Cabinet impérial dans la dépêche du vice-chancelier du 9/21 avril. La France y était félicitée d’avoir un ministre comme Thiers, qui apportait dans les relations avec les puissances étrangères un esprit de « sage conciliation. »

Mais ces louanges firent place bientôt à une indignation sans