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Cabinet, s’il y entrait, une force infiniment précieuse. Ils s’offraient donc généreusement à M. le président du Conseil. Ceux qui avaient moins d’espoir d’être l’objet de son attention estimaient que si des ministres civils avaient, dans des temps lointains, fort bien réussi à la Marine, les derniers essais qu’on en avait faits avaient été moins heureux et devaient porter M. Clemenceau à faire appel à un amiral. Cette solution aurait effectivement été la plus normale ; l’opinion l’aurait bien accueillie, et personne n’aurait osé protester contre elle. Mais M. Clemenceau est un homme à surprises : il a confié le portefeuille de la Marine à un civil qui ne fait pas partie du Parlement. M. Alfred Picard, président de section au Conseil d’État, est connu de tout le monde pour avoir été, avec un plein succès, l’organisateur de l’Exposition universelle de 1900. Il n’était pas, à la vérité, préparé à devenir du jour au lendemain ministre de la Marine ; mais nous ne connaissions pas d’homme plus laborieux que lui. Quand on lui confie une affaire, il s’y met tout entier, sans se permettre aucune distraction. Il sera peut-être un ministre excellent ; il sera certainement un ministre consciencieux et tout appliqué à sa besogne. Ce choix de M. Clemenceau, qui témoigne de son indépendance, malheureusement intermittente, à l’égard des coteries parlementaires, n’a rien qui nous déplaise, au contraire ; mais notre devoir de chroniqueur exact nous oblige à dire qu’il a produit le plus mauvais effet au Palais-Bourbon. Tant d’espérances, dont quelques-unes étaient très âpres, se voyaient déçues ! A cette cause d’irritations s’en ajoutait une autre. Si M. Clemenceau avait mis à la Marine un marin, la déception aurait été aussi grande, mais les amours-propres auraient été moins froissés. On aurait dit que M. Clemenceau croyait avoir besoin d’un homme de métier, et qu’il se trompait : du moins son erreur n’aurait jeté aucun discrédit sur le Parlement. Mais prendre un civil et le prendre en dehors de la Chambre, n’est-ce pas déclarer urbi et orbi qu’il n’y a pas dans celle-ci, au milieu de tant de prétentions, un seul homme capable de diriger la marine ? Voilà donc l’estime que M. Clemenceau fait du Parlement ! La majorité le lui pardonnera difficilement. Le choix de M. Picard sera peut-être très heureux pour la marine, et c’est l’essentiel ; mais il ne fortifiera pas le Cabinet.

Cependant la majorité hésite à le renverser, et nous avons dit plus haut les raisons de ce sentiment. Le ministère a passé sans péril apparent le cap d’une interpellation qui, conduite autrement, aurait pu être embarrassante pour lui : elle portait sur « l’action du syndicalisme révolutionnaire et la Confédération générale du travail. » Quand nous