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écrié avec sa désinvolture habituelle : « Je ne me considère à aucun degré comme responsable du désastre de l’Iéna. » Ce mot donne à réfléchir. Dans tout gouvernement bien constitué, il doit y avoir une tête pensante où se concentre la préoccupation des intérêts vitaux de l’État, et les intérêts de la défense nationale sont incontestablement de ceux qu’on peut qualifier ainsi. Que le chef du gouvernement n’accorde qu’une attention distraite et lointaine à l’agriculture ou aux postes et aux télégraphes, on le conçoit et on peut l’excuser au milieu de tant d’autres affaires dont le souci lui incombe ; mais l’armée, mais la marine, mais la diplomatie, mais les finances engagent au premier chef sa responsabilité propre ; sinon, pourquoi est-il président du Conseil, et à quoi bon lui avoir accordé une prééminence marquée sur ses collègues ? On a déjà réduit à rien les fonctions du Président de la République : si on fait subir le même amoindrissement, nous allions dire la même déchéance, à celles de président du Conseil, on aura privé la République elle-même d’un organe essentiel qui ne jouera plus que dans la monarchie, ce qui sera une grande infériorité pour la première au profit de la seconde. D’après nos lois constitutionnelles, « les ministres sont solidairement responsables devant les Chambres de la politique générale du gouvernement, et individuellement de leurs actes personnels. » Mais il y a des actes personnels qui engagent la politique générale. Il faut donc faire des réserves sur la théorie de M. Clemenceau, qui ne se « considère comme à aucun degré responsable » de la désorganisation de notre marine, et sans doute aussi des conséquences redoutables que, dans certaines hypothèses, cette désorganisation pourrait déchaîner. L’histoire n’aurait probablement pas alors les mêmes indulgences que lui.

La chute de M. Thomson a été provoquée par un discours de M. Delcassé, président de la Commission d’enquête sur les accidens de la marine. L’habileté de M. Delcassé a été d’aller droit au fait, tandis que les autres orateurs, y compris le ministre lui-même, s’étaient perdus dans toutes sortes de détails et avaient peut-être cherché à y égarer la Chambre. Celle-ci se sentait incompétente dans la plupart des questions qu’on exposait longuement devant elle : quelquefois même le sens des mots techniques dont les orateurs faisaient un large usage lui échappait en partie. Mais M. Delcassé, dans un discours bref et lumineux, est venu montrer, avec des dates à l’appui, que l’administration de la marine avait été à maintes reprises avertie des dangers que présentaient les dispositions inté-