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la France du XXe siècle, et assez différent de ce qu’il eût été quatre-vingts ans plus tôt. L’émigré rentré de la Restauration, celui qui n’a rien oublié et rien appris, revenait avec ses rancunes et ses convoitises et boudait une société où il ne retrouvait ni sa place ni son rang de jadis : « Crève donc, société ! » Le marquis de Claviers-Grandchamp a pris son parti ; il subit la force des choses ; il se résigne à son isolement. Persuadé que pour ceux de sa caste il n’y a plus rien à faire et que les temps sont accomplis, il s’attache uniquement à ne pas se compromettre avec un monde qu’il méprise comme il en est repoussé. Point de concession ni de transaction. Il n’abandonne rien de ses idées, ne fait fléchir aucune de ses préventions, ne laisse discuter aucun de ses goûts. Tout son effort ne va qu’à ne pas se laisser entamer. Survivant d’une autre époque, il traverse la nôtre sans s’y mêler. Mourir ne l’effraie pas, mais il veut mourir tout entier. De là cette impression de vigueur qu’il produit, à la manière des êtres tout d’une pièce. De là cette sérénité, récompense de ceux qui se sont mis d’accord avec eux-mêmes et qui ont réalisé en eux l’unité. Peut-être, nous autres, sommes-nous frappés d’une certaine disparate qu’il y a entre son habituelle grandiloquence et l’extraordinaire légèreté de sa conduite. Mais c’est un soupçon dont il n’est pas même effleuré. Il a l’esprit en repos. Il s’est fait de son oisiveté, de son imprévoyance, de sa frivolité, autant de graves devoirs. Il excelle à se donner le change. Tel est chez lui ce mélange infiniment savoureux d’inconscience et de réflexion, de gaieté insoucieuse et de haute mélancolie. Non, en vérité, on ne peut tenir un bonhomme si fièrement campé pour un inconnu. Ne feignons donc pas d’ignorer un roman qui nous est familier. Remettons-nous-le en mémoire, au contraire, et partons de là pour étudier la pièce de M. Bourget. Assistons au travail qui a pu être celui de l’auteur pour transposer son œuvre dans le mode dramatique. Et puisqu’il s’est imposé la tâche de la « repenser, » comparons-en les deux états, pour constater à quelles conditions un roman devient œuvre de théâtre.

On a dit, de tous les côtés : « L’Émigré, c’est le marquis de Claviers-Grandchamp. Il n’y a que lui, on ne voit que lui, il concentre sur lui toute l’attention. Si absorbante est sa personnalité qu’il rejette dans l’ombre tous les autres rôles : ceux-ci n’existent que par rapport à lui. C’est ici une pièce à un personnage avec des comparses autour. Au surplus on ne s’en plaint pas ; tant le type est curieux, amusant, et tant il dégage de vie ! Certes ce n’était pas commode de dessiner une telle