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l’état squelettique, et ils avouaient qu’ils redoutaient moins les balles des Arabes que la menace perpétuelle de la fièvre et de l’insolation, le danger des nourritures et des boissons malsaines.

Dans les postes lointains du Sud, ce n’est pas seulement la maladie qui vous guette, mais toutes les variétés de la démence, depuis celle de l’alcool jusqu’à celle du meurtre. Il y a une folie du Sud. Nos officiers la connaissent, qui ont vécu seulement trois mois dans les oasis sahariennes. Il est même inutile de s’avancer bien loin et de choisir les mois les plus chauds pour constater la fréquence de ces cas de folie parmi les Européens. Lorsque je remontai le Nil, au commencement de mai, j’étais seul sur un vapeur de commerce avec le mécanicien du bord, un Anglais robuste qui ne faisait le service que depuis un an. Ce fut épouvantable ! Cet individu qui avait le commandement de l’équipage, la responsabilité des marchandises, était ivre du matin au soir. Quand il ne cuvait pas son eau-de-vie dans sa cabine, il se précipitait sur le pont, à moitié nu, en criant des injures au raïs, ou il se colletait avec les matelots berbérins. D’autres fois, dans ses momens les plus calmes, il manifestait sa gaîté en me hurlant aux oreilles : « Tuons les Allemands ! tous, tous !… A présent que nous sommes frères, Anglais et Français, nous allons nous mettre ensemble pour tirer sur les Prussiens !… Pan, pan, pan !… » Et il pointait un fusil imaginaire contre les fellahs qui se baignaient dans le fleuve. Je tremblais qu’il n’eût un revolver dans sa poche. Sous la direction de ce fou, rien de surprenant que tout allât de travers sur le bateau. A chaque instant, nous donnions contre des bancs de sable : il fallait des heures pour se dégager. Heureusement, l’ivrogne dormait, pendant ce temps-là, loin de sa machine ! Il nous eût fait sauter avec une parfaite inconscience.

Plus tard, à Assouan, j’avais pour commensaux trois ingénieurs, — trois Anglais encore. Ces messieurs, totalement abrutis par l’alcool et la chaleur, ouvraient rarement la bouche. Le soir après le dîner, ils se transportaient au bar de l’hôtel, et, là, dans la salle déserte, vautrés sur les moleskines des banquettes, ils absorbaient automatiquement des wiskies and sodas, toujours sans lâcher une parole, au son d’un graphophone qui leur jouait indifféremment la Mattchich ou la Marche funèbre de Chopin. Ces plaisirs duraient jusqu’aux environs de minuit, lorsque le barman, tombant de fatigue, éteignait l’acétylène. On hissait les