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pas davantage. Pendant mon séjour à Constantinople, ce m’était un perpétuel étonnement que l’insouciance des indigènes à l’égard des sites admirables dont leur ville abonde. La perspective de la Corne d’Or est assurément incomparable. Or, presque partout, sur les deux rives, il est impossible d’en jouir. Pas de quais, pas de promenades ! D’interminables bâtisses administratives, des cordons sans fin de masures, dont les pieds baignent dans l’eau, vous bouchent la vue continuellement. Quand on ne veut pas se risquer eu caïque, on est obligé de gravir les hauteurs d’Eyoub, ou de Kassim-Pacha, pour embrasser ce splendide paysage. Ainsi du reste ! Les mœurs, les costumes, les édifices, c’est encore nous qui en devinons, qui en inventons le charme ou la beauté. Nulle part, les mosquées ne sont plus religieuses, plus voluptueusement fraîches, plus féeriquement chatoyantes que dans les livres de nos romanciers et de nos voyageurs. Qu’on songea tout ce que la musique d’un Saint-Saëns ajoute à la dure mélopée d’un chamelier arabe, ou d’un fellah du Nil ! Sans doute les Orientaux préfèrent leur vie à la nôtre, mais s’ils l’aiment et s’ils la goûtent vraiment, c’est pour des raisons de commodité ou d’habitude que nous ne pouvons pas comprendre, ou que nous jugerions fort prosaïques. Tout ce que nous admirons chez eux les laisse froids. Ils n’en parlent jamais, ou seulement pour nous faire plaisir et flatter notre manie. Sans nos Byron, nos Théophile Gautier, nos Loti, Stamboul elle-même ne serait qu’une expression géographique.

Mais précisément pour cela, parce que notre sensibilité d’Européens s’émeut trop facilement à ces spectacles exotiques, il nous est d’autant plus difficile de contrôler nos impressions. Le touriste qui passe ne s’en inquiète même pas. Tout conspire à lui faire croire que cette réalité étrangère n’est qu’un décor arrangé exprès pour le plaisir de ses yeux. Au contraire, ceux qui séjournent ou qui demeurent ne voient plus que l’envers de la toile et ils s’en exagèrent instinctivement la laideur. Vivant au milieu des Orientaux, ayant à souffrir, très souvent, de leur contact, ils ne s’embarrassent point de savoir si le simple fait de leur présence n’est pas tout aussi gênant pour leurs hôtes, J’avoue qu’il est délicat de prendre un moyen terme. Essayons pourtant d’être impartiaux, tâchons de dégager la réalité du mirage, et, en nous plaçant en face de l’Oriental, d’apprécier aussi justement que possible nos positions réciproques.