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un architecte. Nous aurions tort cependant. Un génie de cette espèce a suffi à Corneille, à Bossuet ou à Racine, et la musique en a reçu d’aussi grands bénéfices que l’éloquence de la poésie. »

Finissons par cette page brillante, sans y souscrire. Soit qu’elle le définisse, soit qu’elle le compare, elle fait à Rameau trop d’honneur. Dans la notion du génie, et surtout du génie musical, elle agrandit à l’excès la part de la raison pure. Il n’est pas vrai qu’un génie de cette espèce, ou plutôt ce demi-génie ait suffi à Corneille, à Bossuet, à Racine. Ils ont aussi possédé l’autre moitié, celle du sentiment, et Rameau ne leur est inégal que pour en avoir été moins largement pourvu. Rameau, comme Archimède, éclate aux esprits. Mais pour être Bach, ou Mozart, ou Beethoven, ou seulement Gluck, il faut éclater aux âmes. Oui, seulement Gluck, et la faveur, ou la mode présente ne saurait sacrifier longtemps au plus savant musicien d’Hippolyte et Aricie, de Castor et Pollux et de Dardanus, le musicien plus touchant d’Alceste, d’Orphée et des Iphigénies. Ce n’est pas Corneille ou Racine qu’il faut rappeler à propos de Rameau. L’un de ses biographes en convient, ce serait plutôt Voltaire. Je répéterais volontiers d’Hippolyte et Aricie ce qu’en disait un auditeur de 1743 : « J’en éprouve peu d’attendrissement ; j’y suis peu remué ; mais j’y suis occupé et amusé ; la mécanique en est prodigieuse. » Et puisque enfin l’on parle de Bossuet, qu’on se rappelle aussi de quelle manière il a lui-même parlé des héros sans humanité : « Ils pourront bien forcer les respects et ravir l’admiration, comme font les objets extraordinaires, mais ils n’auront pas les cœurs. » Grand musicien et, plus d’une fois, héroïque, le musicien de tant de héros est de ceux que l’on étudie, que l’on comprend, que l’on admire ; il n’est pas de ceux que l’on aime.


CAMILLE BELLAIGUE.