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idéal et les nouveaux moyens d’expression de l’art flamand et hollandais de l’époque « moderne. »


Impossible d’imaginer une transformation plus complète. Cette fois, Breughel ne conserve plus rien de son art passé, ni le choix des sujets, ni la composition, ni les procédés techniques, ni le sentiment traduit par tout cela. Aux scènes religieuses, il substitue des images directes de la vie populaire, en se couvrant tout au plus du prétexte d’un proverbe ou d’une allégorie : ses tableaux représentent un Dénicheur d’oiseaux, des Chasseurs dans la neige, une Fenaison, un groupe de Mendians estropiés, un Repas de noces, ou un Bal rustique. Au lieu des nombreuses figures du Portement de Croix et du Massacre des Innocens, volontiers il ne peint plus qu’un ou deux personnages : mais conçus comme des types, de véritables héros de premier plan, au lieu de n’être que des comparses dans l’évocation d’une foule ; ou bien, s’il nous offre le spectacle d’une noce ou d’une danse populaire, ce sont dorénavant les figures qui remplissent la scène et constituent le sujet principal, tandis que, la veille encore, elles nous apparaissaient, pour ainsi dire, égarées dans le vaste paysage qui se déroulait autour d’elles.

Même nouveauté, aussi, dans l’exécution : le « primitif » des œuvres antérieures est brusquement remplacé par un peintre que l’on dirait plus jeune d’un demi-siècle, un prédécesseur immédiat de Brouwer et de Téniers le Fils. Non seulement l’âme et le caractère des personnages se traduisent à nous avec une vérité admirable : leurs figures ont pris, désormais, un relief vivant, et une atmosphère transparente les enveloppe, qui les unit aussi intimement à leurs compagnons qu’aux très simples décors où ils nous sont montrés. Que l’on voie, au Louvre, le petit panneau des Culs-de-jatte, ainsi qu’une assez bonne copie du Cortège des Aveugles du musée de Naples : à défaut des chefs-d’œuvre de Vienne, — les Chasseurs, la Rentrée des Troupeaux, l’inoubliable Danse, — cette « pochade » et cette copie suffiront à faire saisir l’énorme et soudain progrès de la « modernité » dans l’art du naïf imagier qui, cinq ans auparavant, coloriait la Chute des mauvais Anges et la Mort de Saül.

Et ce n’est pas tout : il n’y a pas jusqu’au cœur de Breughel qui, à cette fin de sa carrière, ne semble avoir changé, pendant que se transformaient son esprit et sa main. L’« amuseur » d’autrefois a renoncé depuis longtemps à nous faire rire ; mais, ici, nous serions tentés de croire que, par momens, une étrange amertume s’exhale de