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moment de l’histoire représente le point extrême d’involution cérébrale de l’Esprit dans la matière, le point inférieur, où devait parvenir le moi humain dans son besoin d’identification avec la nature. L’homme devait atteindre ce point pour pénétrer entièrement la nature physique et pour se connaître lui-même. Car sans pénétration, sans identification, il n’y a pas de connaissance. Mais, de ce point aussi, l’homme doit remonter et s’élancer comme d’un tremplin vers les sphères incommensurables de l’âme et de l’esprit universels. C’est le bas d’un arc immense, d’où la grande montée doit reprendre son essor. Sommes-nous arrivés au plus bas de la pente, ou faudra-t-il descendre encore ? Si nous nous débattons dans un chaos tumultueux, tout fait espérer que la réascension est déjà commencée.

Quoi qu’il en soit, Tannhauser marque fortement ce point de l’évolution humaine. Nous assistons, comme en son antre le plus profond, à ce formidable combat de l’Esprit et de la matière, qui bouleversa le XIXe siècle et se prolonge au XXe. Le problème y est hardiment posé et sa solution s’esquisse symphoniquement dans le finale magnifique de l’ouverture, où toutes les puissances de la nature domptée rebondissent et s’exaltent pour chanter la gloire de l’esprit triomphant. Cette pensée mère du drame se reflète dans la lutte qui divise l’âme de son héros. Vénus, la déesse de la beauté et de la volupté, d’une part ; Elisabeth, la vierge chrétienne de l’autre, sont les deux pôles du désir de Tannhauser. Il les aime d’un amour également fort ; car le paganisme et le christianisme possèdent tour à tour et quelquefois simultanément tout son être. Dans l’antre de Vénus, où la magie des sens l’étourdit avec le cortège des Bacchantes antiques, il soupire après la lumière du ciel, après le son des cloches, après l’ivresse de l’action et le glaive de la douleur. A la Wartbourg, devant la cour du margrave, entraîné par la lutte avec ses émules, c’est Vénus, c’est l’amour païen déchaîné qu’il chantera avec une audace voisine du délire.

Pour avoir pactisé avec la déesse païenne et partagé les plaisirs, qui, aux yeux de l’Eglise, sont les joies de l’enfer, les chevaliers le tueraient, mais la vierge héroïque s’interpose. L’amante renonciatrice, changée en sainte, lui vaudra le pardon que lui refuse le Pape. Le chevalier-poète, qui fut l’amant de Vénus, meurt repenti, extasié devant le cercueil d’Elisabeth. Son double amour l’a consumé, mais il est sauvé pour l’autre vie. Wagner,