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de Wagner vis-à-vis de la mystique diffère de celle des grands génies dont je viens de parler. Ceux-ci ont tous été en rapport direct avec la tradition ésotérique. Ils se sont baignés dans son atmosphère. A un certain moment de leur vie, cette tradition les a bercés sur ses genoux, les a couvés du regard comme une mère passionnée berce son enfant et lui insuffle son âme. Rien de pareil chez Wagner. La religion n’a exercé aucune influence sur lui ; il n’a eu aucune crise mystique dans son existence agitée ; il n’a connu aucun grand mystique. Il ignore la tradition ésotérique. En philosophie, ses seuls maîtres furent Feuerbach et Schopenhauer, un matérialiste et un pessimiste. Toutes les vérités mystiques, qu’il a magnifiées dans ses drames, il les a découvertes en lui-même, par son génie, à l’encontre de son temps et de ses maîtres. Je vais plus loin, et je dis : il les a exprimées dans ses poèmes et sa musique, en dépit de sa propre philosophie. Je ne suis donc pas de l’avis de M. Chamberlain dans son livre d’ailleurs remarquable et suggestif sur ce sujet[1]. Il prétend que « la caractéristique de la pensée de Wagner est une merveilleuse unité. » Cela est vrai de l’esthéticien, du musicien et du poète, mais non du penseur spéculatif et du philosophe. Celui-là flotte perpétuellement entre une conception naturaliste du monde et ses aspirations spiritualistes, entre un pessimisme fataliste et un optimisme libérateur. Quant au poète-musicien, il vit dans une autre région et y plane fièrement. Ses créations sont toujours inspirées d’un spiritualisme vivant, d’une foi ardente en l’avenir de l’homme et de l’humanité. C’est que chez Wagner le poète est très supérieur au philosophe. Celui-ci s’appuie sur le monde extérieur et visible, l’autre s’inspire d’un monde intérieur et transcendant. L’un marche ; l’autre vole. L’un est un raisonneur ; l’autre un voyant. L’un vit dans l’éphémère ; l’autre dans l’éternel.

Wagner est par là une des preuves les plus éclatantes de la supériorité de l’inspiration sur le pur raisonnement. Mieux que personne il prouve qu’il y a chez le vrai créateur une subconscience, qui, de temps à autre, fait irruption dans la conscience ordinaire. Cette subconscience est la source profonde du génie. Lui-même l’avoue. Il écrit à Liszt en 1853 : « De moins en moins je puis écrire ce que je vis en moi, je ne pourrais même

  1. Richard Wagner, von Euston Steward Chamberlain, mit Porträts, facsimile und Beilagen (Bruckmann, Munich, 1896).