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kilomètres du médecin : « Une petite lumière solitaire, c’est un homme qui se meurt ou qui traîne une longue maladie, la mâchoire inférieure pendante et une patte de squelette. » C’est bien avec des yeux de peintre qu’il note les gestes et les couleurs ; et sa phrase s’organise souvent comme un tableau : « Le soleil déclinait… Ses dernières lueurs s’attardaient aux manches de chemise des femmes qui traversaient la cour, une écuelle de bois entre leurs mains. »

Il choisit des sujets dramatiques et simples : un Lapon, son troupeau de rennes perdu, se lance à la poursuite des loups et venge sa ruine sur le plus grand de la bande ; — un jeune homme, pour conquérir sa bien-aimée, affronte un torrent au moment où les eaux méchantes charrient leurs premiers glaçons ; — un paysan, dont la femme est prise des douleurs de l’enfantement et qui, avant d’arriver au village de l’accoucheuse, rencontre un ours, se bat toute la nuit, autour d’un pin, contre cette canaille poilue ; — une jeune fille eu son chalet des fjells, ensorcelée par des êtres invisibles, se donne à un inconnu qui survient par hasard, et qu’elle croit son sauveur. Mais dans ces contes rapides, violens, resserrés, la sauvage poésie du Norrland se reflète et passe. Immédiatement au-dessous des grandes œuvres qui attestent chez leur auteur autant de puissance que de fécondité, rien, dans la littérature d’imagination, ne me semble supérieur à ces rares petits livres où se condense l’essentiel d’une vie d’homme et d’artiste.

J’ignore ce qu’eût été son roman lapon ; mais la courte scène où Anders, au milieu d’une assemblée joyeuse et à moitié ivre, raconte sa chasse effrénée, me fait entrevoir, avec une intensité fulgurante, les misères et les ripailles, l’innocence et la barbarie de la pauvre race laponne. Accroupis, les jambes croisées, les Lapons plongeaient leurs doigts dans des marmites ronflantes où nageaient des viandes et des boyaux qu’ils happaient d’un coup brusque, quand Anders se jette tête baissée dans son récit. Et quel récit ! D’abord l’arrivée des loups du côté où les rennes ne pouvaient les éventer ; puis les bêtes affolées dévalant vers le précipice. « Les mille claquemens de leurs mille sabots cessèrent sur le roc qui surplombait l’abîme ; et rien, plus rien que le bruit de leurs corps dans la profondeur comme des mottes de terre renversées d’un chariot. » L’assemblée sacrait et tempêtait. « Mais les loups, les loups, tu les as laissés ? » Deux jours