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Soubise et les Richelieu ont fait école jusqu’en Inde. Les bayadères et les brahmines raflées dans le sac des pagodes, les jeunes musulmanes, les aventurières d’Europe, les négresses des îles, remplacent dans le Deccan les filles d’Opéra que les états-majors de Louis XV colportent en Allemagne. Chacun vit pour soi, songe à ses commodités, ménage ses plaisirs et n’obéit à personne. Il n’est pas de petit lieutenant qui ne tranche du souverain. Les Verrès de garnison se ramasseraient à la pelle.

Où l’indiscipline fleurit, où la concussion s’étale, le refus de service n’est pas pour surprendre. Et l’embauchage, l’espionnage, l’appel à la trahison sont là pour tenter à toute heure ces forçats minés par la nostalgie dont souffre même celui qui ne trouverait qu’une cravate de chanvre à son retour au pays. Et puis les légendes se répètent de ces simples soldats d’Europe qui ont trouvé la fortune colossale auprès des rajahs hindous. Le plus petit principicule du Deccan ou du Mysore couvre d’or les instructeurs anglais ou français, les canonniers, les fusiliers qui viennent prendre service. Et puis le plaisir de dominer, d’être maître et roi chez l’indigène, le rêve de luxure et d’or qui se grossit à proportion de la misère endurée, l’illusion des joies du harem et du luxe fabuleux de l’Asie. Chacun des exilés devient un monstre d’insolence et d’orgueil : La fièvre mégalomane de l’explorateur est un mal qui sévit depuis longtemps chez l’Occidental. Seule, la patience légendaire de l’Inde explique comment ces sauterelles ont pu dévorer le pays à leur gré. Mais tout ce qui s’écarte est sabré par la cavalerie musulmane ou mahratte. Ce qui est fait prisonnier est incorporé ou livré à de tels tourmens dans les prisons sans air que les rares survivans en sortent incapables de continuer le métier de soldat. Dans cette guerre sans pitié, où la dureté de l’homme n’est dépassée que par l’inclémence du climat, dans cette guerre d’extermination dont il faut aller jusqu’aux marches turques pour trouver la pareille, l’Européen ne le cède pas à l’Oriental en procédés ingénieux de cruauté.

Au reste, les armées des deux Compagnies se valent. Le commandement, chez les Anglais, est toutefois meilleur ; aussi la victoire leur est-elle uniformément fidèle. Moins misérable, le soldat voit sa solde payée à son terme, il reçoit une nourriture suffisante. Et pourtant les déserteurs anglais sont légion : parmi les Irlandais se recrutent de préférence les transfuges.

Ainsi sur le grand corps pantelant de l’Inde des Mogols que