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souffrance ! Demandez à M. Jules Huret comment on en use en Amérique. A Pittsburg, l’enfer industriel où, parmi les 60 000 Italiens et les 300 000 Slaves, Croates, Hongrois, etc., de la ville et de ses faubourgs, il en est tant dont l’organisme, usé par les privations antérieures, ne peut supporter le dur travail et le vent glacial, à Pittsburg, capitale du trust de l’acier qui donne par an 700 millions de bénéfices, il n’y a pas d’hôpital ! Il y a des bibliothèques, fondées par M. Carnegie, Free to people, et on vient d’inaugurer un institut qui lui a coûté 30 millions. Débrouillez-vous, et si vous êtes de force à résister, en voici les moyens. Mais si vous faiblissez, vous proclamez par là votre indignité de vivre et vous n’avez plus qu’à mourir. Les grandes victoires industrielles sont comme les autres : elles jonchent le champ de bataille. Le conquérant détourne les yeux et passe. Il a d’autres combats à livrer. Ceux qui sont morts sont morts. C’est la conception même de Napoléon, pour qui les Américains ont d’ailleurs tant d’enthousiasme. Mais Napoléon ne se piquait point d’humanitarisme. Le « pacifisme » de M. Carnegie nous touche moins, et ses prêches contre la guerre perdent de leur sens. Avant de songer à ceux que des éventualités futures tout à fait hors de son pouvoir exposeraient à périr, ne serait-il pas plus simple et plus humain au roi de l’acier de regarder ceux qui meurent à ses pieds et dont l’écrasant labeur bâtit chaque jour pierre à pierre l’édifice de sa royauté ? M. Carnegie est à coup sûr une âme généreuse, un philanthrope animé de nobles intentions : il fait le bien à l’américaine, et c’est cet aspect du caractère américain qu’il importait de signaler.

Nous en trouverions mille autres indices, tous plus choquans pour nous les uns que les autres. La législation des accidens du travail s’inspire du même esprit. « Il existe une décision de la Cour suprême de Pensylvanie établissant que, en cas d’accident survenu à un ouvrier étranger dans les usines de l’État, la famille de cet ouvrier, si elle n’est installée en 1mérique, ne pourra revendiquer de dommages-intérêts... Ce sont de continuels massacres... Aucune précaution n’est prise pour sauvegarder la vie des ouvriers, et comme les compagnies sont toutes-puissantes, que les tribunaux leur sont acquis, et qu’en outre la loi elle-même est en leur faveur, elles ne se gênent pas[1]. »

  1. J. Huret, II, 397.