Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 47.djvu/376

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

investi d’une mission officielle. Le malheur est que la plupart s’en tiennent là !

Autrefois, on nous reprochait d’ignorer la géographie. Si ce reproche a été juste, assurément il ne l’est plus. En réalité, nous voyageons beaucoup. Il est vrai que la masse profonde de la nation éprouve encore une paresse à se déplacer. On ne voit pas sortir de nos ports ces exodes nombreux de touristes que l’Allemagne, l’Amérique, l’Angleterre déversent continuellement sur les deux rives de la Méditerranée. Mais, j’ose le dire, la qualité, chez nous, remplace la quantité. Nos voyageurs sont, en général, plus instruits, ou plus désireux de s’instruire, que ceux des autres nations. Leur seul défaut, c’est qu’ils vont trop vite. L’élite même des Français qui voyagent ne se rend pas assez compte qu’une initiation préalable est nécessaire.

Il ne suffit point de parcourir un pays et même d’y séjourner, pour le connaître. Il faut véritablement s’y naturaliser, y prendre les habitudes, les idées et jusqu’aux préjugés et aux passions des indigènes, — quitte à s’en déprendre ensuite. L’intuition directe des âmes, des antagonismes de races, des conflits d’intérêts, c’est la condition indispensable pour juger sainement. Rien n’y supplée. On aura beau créer des chaires d’ethnographie et de psychologie comparées : ceux qui auront suivi ces cours seront bien étonnés de se trouver tout neufs, lorsqu’ils débarqueront quelque part, — et ce sera exactement comme s’ils n’avaient rien appris. Les bourses de voyage elles-mêmes donnent de fort médiocres résultats. On les avait fondées avec la généreuse intention de déniaiser un peu nos étudians de Sorbonne et d’École normale. Ce serait parfait, si, réellement, ces jeunes gens réussissaient à se dépayser, à s’acclimater dans un milieu très différent du leur. Bien loin de là, on les oblige à faire, en une année, le tour de la planète, à transporter, de Paris à Tokio et de Tokio à Boston, la poussière de leurs bibliothèques et de leurs salles de conférences. Que veut-on qu’ils rapportent de cette course à toute vapeur, sinon des banalités de table d’hôte et les idées toutes faites dont s’alimentent la presse et les conversations dans les cinq parties du monde ?

Le pire, c’est qu’ils se croient obligés d’écrire sur ce qu’ils ont à peine entrevu ! Quelle chose abominable que le souci de l’écriture en voyage ! C’est tuer, dans leur germe, l’impression ou l’émotion sincère. J’ai passé huit ans en Algérie, sans écrire une