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trente sols, il n’en a demandé que 24 pour boire, et que je ne lui ai donné que ce qu’il a dit lui avoir été promis. Ce n’est qu’en se permettant les petites injustices qu’on s’endurcit sur les grandes ; je n’ai point encore acquis cet endurcissement et je ne veux pas commencer si tard.

Je compte, chère cousine, vous envoyer une coquetière qui partira d’ici mardi et à qui vous pourrez remettre le paquet. Si vous avez maintenant M. de Lessert de retour, comme je l’espère, ne m’oubliez pas auprès de lui. Ma femme vous embrasse de tout son cœur. Vous connaissez, chère cousine, les sentimens de votre ami.


A Madame de Lessert.

A Monquin,

Pauvres aveugles que nous sommes !
Ciel, démasque les imposteurs,
Et force leurs barbares cœurs
A s’ouvrir aux regards des hommes.
17 — 70[1]

Chère cousine, l’horrible temps qu’il fait et la neige qui menace de nous ensevelir vont reculer encore à mon grand regret le plaisir d’embrasser la chère cousine et sa bonne maman. Cela me fait prendre le parti de vous adresser la lettre ci-jointe pour ma bonne vieille tante[2], que je voudrais tranquilliser, en attendant que vous ayez la bonté de m’aider à lui faire avancer l’année de sa petite pension, qui n’a cependant pas encore commencé de courir. Mon premier soin en recevant l’avis de la pension du roi d’Angleterre fut de lui en faire une petite part, l’une et l’autre couraient en même temps ; mais avant que j’eusse rien touché, je lui fis avancer la première année, et j’ai continué de même les deux suivantes, mais après avoir renoncé à ma pension, dont je n’ai reçu qu’une seule année. Je vous avoue que, me croyant bientôt au bout de mon argent comptant, et sur mes

  1. Cette lettre n’existe plus qu’en copie dans le dossier que nous avons eu entre les mains. Une note nous apprend que l’original fut donné par François de Lessert à M. Flourens, secrétaire perpétuel de l’Académie, après la publication de l’Éloge de Benjamin de Lessert (1850).
  2. Sa bonne tante Suzon, sœur de son père, dont il parle avec tant de charme au début des Confessions, et qui lui avait tenu lieu de mère. Elle devint plus tard Mme Gonceru et vivait à Nyon. Jean-Jacques lui servait une pension qui assura le repos de sa vieillesse. La lettre à sa tante, jointe à cette lettre-ci, a été imprimée dans la Correspondance de Rousseau à la date du 9 février 1770.