Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 47.djvu/336

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


Ces beaux vers doivent être entendus littéralement : on va en lire le commentaire, dans une prose à peine moins poétique. D’abord étourdi par le bourdonnement de l’assemblée et de la presse, Lamartine s’est bien vite ressaisi. Il a compris alors que la résistance est utile, que les forces grandissent dans la bataille et par elle. Son véritable tempérament se révèle : c’est un tempérament de lutteur.


Milly, 2 juillet 1835[1].

Mon cher ami, j’ai reçu l’article inspiré par vous et je n’ai pas besoin de vous dire combien j’y suis sensible. Les journalistes gâtent tout ce qu’ils touchent. Peu importe. Nul n’est plus insensible que moi à leurs éloges ou à leurs attaques. Quand le bon Dieu fait un poète, il lui donne un cœur de jeune fille et une peau de chagrin. Destiné à être percé de plus de traits qu’un autre, il faut qu’il y soit moins sensible. C’est juste, et la Providence m’a traité ainsi. Voilà le cinquante-neuvième article pour ou contre moi que je reçois depuis le 29 mai dernier[2]. Il y en a de bien pis que celui de mon ami Cormenin. Il y en a même d’assez mérités. Eh bien ! je vous le jure, foi de poète et d’honnête homme, je n’en ai pas eu une minute de souci. Plutôt même, cela m’amuse et me réjouit, bien que je sente qu’il y a une bonne partie de vérité dans quelques injures. Ce qui est vrai est vrai, on ne peut l’empêcher : il faut l’accepter et l’offrir au ciel en holocauste de nos faiblesses. Ce qui est faux tombe en deux ou trois ans et même fait du bien : c’est l’immondice jetée sur la bonne herbe qui la salit un printemps et la fait reverdir pour plusieurs années. La littérature est une lice, la politique un bourbier sanglant. Quand on se décide comme moi à entrer dans l’une et dans l’autre et-à y marcher seul entre mille passions sans les caresser, il faut s’attendre à des coups plus ou moins mortels, à des déchirures à ses ailes, à de la fange sur ses habits et même, en des temps sérieux, à laisser sa tête en gage à une opinion. Dieu me fasse la grâce d’encourir utilement, à propos et sagement, toutes ces chances ! Ai-je autre chose à faire en ce bas et triste monde ?

Venez donc ! J’ai soif de vous. Si je n’écris plus, ce n’est pas faute d’envie, ni de pensée, ni de sentiment, mais de temps et de force. Vous connaissez le billard de Saint-Point. Eh bien ! avant-hier j’ai reçu par la diligence le paquet de mes lettres arrivées à Paris chez mon portier, du 17 au 23. Elles couvraient le billard. Le diable les lise et non pas moi ! Tous les jours autant.

J’ai enrayé la politique et depuis cinq jours j’ai déplié les ailes un peu froissées et engourdies de ma muse intime. Que n’ai-je la fécondité d’Arbogaste Viennet ? Je lui disais, au mois de janvier, assis près de lui à l’Académie : avez-vous eu le temps dans ces six semaines, entre les deux sessions, de faire quelques vers ? Il me regarda de l’œil superbe que vous connaissez et me répondit : Quatorze actes ! (historique).

  1. A M. de Montherot.
  2. Le Voyage en Orient venait de paraître.