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Quand on réfléchit à la portée de ce mot : « avec des alliés, » — et il s’agit nécessairement de l’Allemagne, — on aperçoit la profondeur des sentimens cachés dans l’âme du Poméranien ; on devine aussi par quel effort sur soi-même l’homme d’Etat prenait son parti, séance tenante, devant le fait accompli.


Le prince voulut introduire quelques modifications dans la rédaction de la formule qui devait réunir le Congrès. Je le priai de n’en rien faire, sachant quelles difficultés il y a de changer, avec les ministres anglais, une rédaction une fois acceptée. Ils y voient tout de suite des sous-entendus et de la mauvaise foi. Le prince céda à ma demande et, en général, il me promit son appui le plus sincère et le plus loyal. En traversant Berlin, je me présentai à l’empereur d’Allemagne, qui me fit part des mêmes craintes que son chancelier touchant une entente directe avec l’Angleterre et manifesta également une grande surprise en apprenant que celle-ci consentirait à nous voir prendre Kars et Batoum.


Il y avait « surprise, » en effet.

A Saint-Pétersbourg, l’ambassadeur n’avait qu’à enfoncer une porte ouverte. Tout le monde criait : « La paix, la paix ! » Les deux commandans en chef, le grand-duc Michel et le grand-duc Nicolas dépeignaient en termes lamentables la situation de leurs armées ; les finances étaient embarrassées, le soldat épuisé, le pays agité par les révolutionnaires.

L’Europe avait suivi avec une anxiété croissante ces allées et venues. Les pronostics pessimistes pour le printemps n’avaient pas manqué. Les personnes qui vont dans les cercles colporter les nouvelles, les Talleyrand du carton, étaient au plus noir ; la Bourse affolée. Comme il arrive le plus souvent, une campagne financière emboîtait le pas à la campagne politique. On spéculait, au jugé, d’après le faciès des diplomates. Dans les premiers jours d’avril, on apprit que le général Ignatieff, au retour d’un court voyage à Vienne (où il était allé tenter un dernier effort)[1], était jeté par-dessus bord. Gortschakoff se targue

  1. Voici ce que dit, au sujet de ce voyage, Carathéodory-Pacha dans ses Souvenirs inédits : « Après le traité de San-Stefano, le général Ignatieff, lors de son voyage à Vienne, avait sollicité par écrit le gouvernement autrichien de s’annexer les provinces de Bosnie et Herzégovine, à condition qu’il ne s’opposerait pas à la mise à exécution des autres clauses de ce traité et à la formation de la Grande-Bulgarie... » D’après d’autres renseignemens, le général Ignatieff entendit, de la bouche même du comte Andrassy, tout un exposé des vues austro-hongroises en Orient, qui allaient jusqu’à constituer une Macédoine à demi indépendante, avec Salonique pour capitale, placée sous la haute protection de l’Autriche. Le chemin de fer de Salonique-Mitrovitza serait construit sous le contrôle de l’Empire austro-hongrois et un Zollverein compléterait l’œuvre de la pénétration vers l’Archipel. En échange, on aurait laissé les mains libres à la Russie en Bulgarie. Le général Ignatieff déclara qu’il n’avait pas les pouvoirs nécessaires pour traiter sur de telles bases.