Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 47.djvu/260

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Paris et s’employait à les dégager[1] ; M. Alphonse de Rothschild les appuyait auprès du duc Decazes : rien n’y faisait et rien ne se faisait. Le bruit, semé habilement, d’un rapprochement franco-russe suffisait pour empêcher la confiance ; de même, les bruits inverses, à Saint-Pétersbourg.

Entre Londres et Vienne qui, logiquement, eussent dû s’entendre dès le début, un malentendu peu explicable subsistait. Le comte Schouwaloff observe que cet illogisme politique contribua beaucoup à fausser la politique européenne ; il l’attribue à l’action personnelle du comte de Beust[2].

Quoi qu’il en soit, la diplomatie était frappée d’une sorte d’impuissance et d’ataxie. On voulait et on ne pouvait pas.

Il est vraiment extraordinaire qu’un homme aussi intelligent et aussi expérimenté que le duc Decazes ait eu en mains le renseignement le plus précis sur la portée de l’entente austro-allemande et que ce document ait été sans effet appréciable sur son action. On lui écrivait de Vienne, en juin 1877 :


Le comte Andrassy a exposé, ainsi qu’il suit, les vues et la situation de l’Autriche dans un entretien avec une personne qui possède toute sa confiance : — « Les événemens qui se préparent nous obligent à nous familiariser avec l’idée que la Serbie et la Roumanie seront libres et indépendantes ; si ces principautés gardent leur étendue territoriale actuelle, leur liberté et leur indépendance ne nous gêneront pas... Par contre, nous ne pouvons tolérer que la Serbie s’agrandisse à l’Ouest, le Monténégro au Nord. Si les Turcs sont capables de garder la Bosnie et l’Herzégovine, tant mieux ; sinon, nous les prendrons pour nous. Ces provinces resteront aux Turcs ou elles nous appartiendront. » — « Feriez-vous la guerre pour cela ? » — « Oui, sans balancer. » — « La guerre à la Russie ? » — « La Russie, officielle s’entend, connaît nos intérêts et les juge légitimes (entente de Reichstadt) ; nonobstant les criailleries éventuelles. des panslavistes, elle ne

  1. On traçait, dès 1878, ce portrait, d’une psychologie véritablement prophétique : « Le prince de Galles, c’est l’Angleterre jeune, courageuse, altière, remplaçant l’Angleterre caduque, hésitante, morbide... Le brillant héritier du trône a encore d’autres idées en tête... et qui sont toutes marquées au coin d’une grande méfiance à l’égard de la politique de M. de Bismarck. » (Memorial diplomatique, 1878, p. 184.)
  2. « Je fais mention de cela, dit le comte Schouwaloff, parce que ce désaccord entre l’Autriche-Hongrie et l’Angleterre a eu une grande influence sur toute la marche de la crise orientale. Si Londres et Vienne avaient pu s’entendre dès le commencement, s’ils avaient déclaré qu’ils ne toléreraient pas la guerre, la guerre devenait tout à fait impossible... Je prévoyais que l’entente, qui n’avait pu s’établir de loin, s’établirait à Berlin... » (Souvenirs inédits.) Ces nuances sont précieuses pour confirmer l’état de trouble où était plongé le monde diplomatique. Mais il semble bien que le comte P. Schouwaloff n’ait pas tout su au sujet des relations de Vienne et de Londres ou, plutôt, qu’il n’ait pas tout deviné.