j’avais mis toute mon espérance, à qui j’avais confié tous mes papiers, tous mes projets, tous mes secrets, de qui seul j’attendais ma délivrance, pour qui j’étais sorti d’Angleterre, auprès duquel mon dernier, mon plus doux espoir était de vivre et mourir ; ils me l’ont ôté, dis-je ; mais d’une façon si prodigieuse, si prompte, si parfaitement inconcevable, qu’il n’y eut jamais d’aliénation de cœur si forte, si monstrueuse que celle que j’ai trouvée en lui. Il a fallu nécessairement, pour l’amener au point où je l’ai vu et où il est resté, qu’ils lui aient totalement renversé la tête. Ce que j’ai fait pour lui et pour le ramener est inouï ; tout a été inutile. Je n’ai jamais pu tirer la moindre ouverture, le moindre jour, le moindre épanchement de ce cœur sombre et caché. J’ai souffert près de lui les angoisses des plus terribles agonies ; enfin, renonçant à percer l’affreux mystère dont il s’enveloppe, je me suis détaché de lui, persuadé que je m’étais trompé dans mon choix, qu’il n’était pas l’homme que j’avais cru, et que la liaison de deux cœurs, l’un le plus ouvert, l’autre le plus caché qui existent, ne pouvait jamais être durable et forte. Il faut assurément que l’organisation de mon cerveau ne soit pas naturellement si mauvaise, puisque cette seule aventure ne m’a pas complètement rendu fou.
Jugez, chère amie, si depuis lors j’ai dû devenir craintif ; mais que ma crainte aille jamais à rien d’injurieux au caractère de celle à qui je ne fus si fortement attaché dès la première vue, que parce que la raison et la vertu qui sont si belles semblaient animer tous ses traits ; non, chère amie, je crois encore à la vertu en dépit des hommes, et si je formais des doutes sur votre cœur, je n’y croirais plus. Non, je vous le répète, je ne doute ni ne douterai jamais de vous. Je vous honore comme je m’honore moi-même, et je vous avoue qu’en me comparant aux autres hommes, je suis de jour en jour plus fier de moi. Je ne crains pas même qu’on ose tenter de m’ôter votre estime et votre amitié ; on ne saurait vous séduire, mais on peut vouloir vous tromper, et vous persuader qu’on fait pour mon avantage ce qu’on fait avec des vues secrètes bien différentes qu’on ne vous laissera voir qu’après coup. Voilà tout ce que je pourrais craindre si je ne comptais autant sur votre grand sens que sur votre droiture, si je n’étais sûr que vous démêlerez aisément