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osteria que j’avais aperçue sur ma route, pour déjeuner à loisir avant de reprendre le petit train de Rome. Mon repas me fut servi dans une tonnelle perchée sur un rocher abrupt, et d’où j’apercevais, entre les roseaux qui formaient la tonnelle, les faites d’un vaste champ de figues, avec de larges feuilles d’un vert cru que dorait le soleil. Plus loin, au-delà des figuiers, je découvrais la vallée où l’Agno, avec son écume d’argent, se précipitait entre des pierres d’un gris bleuté, tandis que, plus loin encore, surgissait devant moi l’antique Subiaco, projetant ses orgueilleuses tours et ses flèches sous le ciel transparent.

Dans ce site à la fois gai et fier, plein de fraîcheur et de majesté, un groupe de jeunes gens de la ville était venu manger en commun. Sur la terrasse découverte de l’auberge, d’où la vue dominait la magnifique vallée, ils s’étaient fait dresser une longue table : j’apercevais la nappe merveilleusement blanche, les imposantes fiaschi, les verres remplis de vin rouge, et l’agitation des garçons de l’osteria courant de droite et de gauche avec d’énormes plats de macaroni. Les rires et les chants ne s’arrêtaient point, mais sans jamais se transformer en des cris déréglés. Et puis, le repas achevé, je vis chacun des jeunes gens se lever, tour à tour, pour prononcer quelques mots à voix haute ; et, entre chaque discours, j’entendais s’élever une sonnerie de cors…

C’est tout à fait ainsi que je me représente, joyeux et pourtant gracieux et polis, ces banquets où le fils de Pierre de Bernardone tenait le sceptre de la royauté. Et certes, si le bon frère de Celano avait connu les « buveries » grossières et prosaïques des jeunes gens du Nord, et de ceux même, parmi eux, qui se vantent d’être fils des Muses, je crois bien qu’il aurait porté un jugement moins rigoureux sur ces festins où la gaité était légère et limpide comme le vin jaune qui mûrit aux penchans des monts ombriens… Mais il ne les a point connues ; et, ingénument, il nous raconte que, dans le groupe de tous ces débauchés, François était le pire, celui qui menait les autres et qui les perdait. De fête en fête, la « jeunesse dorée » d’Assise promenait sa folie. La nuit, on les entendait errer par les rues, chantant sous l’accompagnement du luth ou de la viole, pareils à une troupe de jongleurs vagabonds. Et, en vérité, François allait si loin, dans son admiration de la « gaie science » provençale, qu’il s’était fait faire un habit de jongleur, mi-parti, pour s’en revêtir aux grandes occasions.

Mais, au reste, on n’aurait pu lui rien reprocher de proprement mauvais… Il était même, en général, d’une décence parfaite dans ses manières, comme tous ceux qui ont le cœur naturellement pur ; et la seule chose dont s’affligeassent ses parens était son attachement excessif pour ses amis, qui souvent, lorsqu’il était à table chez son père, le faisait se lever, au premier appel d’un camarade, et s’enfuir de la maison, laissant son assiette à moitié remplie. Sa prodigalité, sans cesse plus marquée, avait eu, dès le début, un côté louable : à savoir, la manière dont elle s’étendait aux pauvres. Car le jeune François n’était pas de cette race commune de « viveurs » qui n’ont jamais deux sous pour un mendiant, mais trouvent toujours un billet de banque pour payer un dîner au Champagne… Et c’est ainsi qu’il éprouva la sensation comme d’un coup de poignard au cœur lorsque, un jour, étant très occupé dans la boutique paternelle, avec un