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un autre avantage non moins précieux : celui de pouvoir apporter, à l’étude de la vie et de la personne d’un saint, les idées et les sentimens d’un zélé catholique. Non pas, à coup sûr, que ces idées et ces sentimens aient de quoi, d’une manière générale, constituer un gage de supériorité pour le critique ou pour l’historien : mais M. Sabatier lui-même est forcé d’avouer que toute l’originalité et toute la hardiesse du génie de François ont pris leur point de départ dans le milieu et l’éducation catholiques du saint ; et, ainsi, le caractère véritable de celui-ci ne saurait être plus justement apprécié que par un écrivain qui se trouve partager avec lui la familiarité des croyances, des traditions, et de la pensée catholiques. La supériorité de M. Jœrgensen, dans l’espèce, est celle qui, par exemple, permettra toujours à un critique anglais d’être plus compétent que tous ses confrères français ou allemands, lorsqu’il s’agira de juger de la signification ou de la valeur du génie de Shakspeare. Maintes fois, en écoutant l’émouvante musique qui s’exhale des Coups de soleil ou des Plages de Jacques Ruysdaël, j’ai rêvé au livre admirable qu’aurait pu écrire, sur ces monumens de peinture « poétique, » un coreligionnaire du pensif et silencieux mennonite hollandais, — un biographe de Ruysdaël qui, avant de regarder ses paysages, aurait eu l’âme nourrie des mêmes émotions et de la même foi d’où ils sont sortis. Et, tout à fait de la même manière qu’il n’est guère possible à un catholique de saisir pleinement la signification de figures aussi « protestantes » que celle d’un Milton ou d’un Sébastien Bach, de même on a le droit d’affirmer qu’un historien protestant sera toujours moins à l’aise qu’un catholique pour définir, je ne dis pas seulement ce qu’il y a eu d’obéissance et de dévotion dans la piété de saint François d’Assise, mais jusqu’à l’élément d’indépendance qui, sans aucun doute, est venu s’y mêler.

Cet élément, M. Jœrgensen n’a eu garde de le négliger. L’image qu’il nous a dessinée du Pauvre d’Assise ne diffère pas moins que le portrait peint, naguère, par M. Sabatier du type convenu et idéalisé auquel nous ont accoutumés les timides hagiographes des générations précédentes. L’auteur danois ne nous cache pas, lui non plus, l’analogie de certaines des aspirations de saint François avec celles des vaudois et cathares français ; et personne, peut-être, ne nous a décrit avec un relief plus tragique les luttes, les déboires, les tristesses, qui ont rempli les dernières années de la vie du saint. Mais, avec tout cela, quelle différence entre les deux récits ! Et combien le saint François de M. Jœrgensen nous apparaît plus réel,