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devancier. Lui aussi, en tout cas, ayant à choisir entre l’image « catholique » et l’image « renanienne » de la personne du Poverello, c’est à cette dernière qu’il s’est arrêté. Lorsque, à l’opposé des autres biographes protestans ou « libres penseurs » de saint François, il a exalté l’âme ingénue et profonde du saint, lorsqu’il nous a montré en lui, non plus un fou ni un baladin, mais le plus magnifique et parfait chrétien de tous les temps depuis l’origine du christianisme, son objet semble bien avoir été, comme celui de Renan, de nous faire oublier le « saint » à force de nous faire aimer et admirer l’ « homme ; » et constamment aussi, comme avant lui Renan, il a essayé d’isoler son héros, en accentuant la distinction entre les doctrines de saint François et celles de ses héritiers les plus immédiats. Tout de même que Jésus, à en croire Renan, aurait été l’unique « chrétien véritable, » on n’a pas oublié quels trésors d’érudition et d’habileté dialectique ont été dépensés par M. Sabatier pour nous convaincre que François, découragé par les papes et les cardinaux, combattu par son disciple préféré Élie de Cortone, renié et abandonné par l’immense majorité des membres de son ordre, n’a eu rien de commun avec la grande famille religieuse qui s’enorgueillissait d’être issue de lui.

Mais les deux livres ont beau se ressembler sous plus d’un rapport : il y a entre eux une différence qui, quelle que soit la fortune que l’avenir leur réserve, ne leur permettra jamais d’être classés au même rang dans l’estime des lettrés. Avec une valeur scientifique assurément supérieure, l’ouvrage de M. Sabatier gardera toujours, vis-à-vis de celui de Renan, l’allure d’un honnête travail d’historien, à la fois très intelligent et très érudit ; et toujours, jusque dans les chapitres les plus émouvans, nous y regretterons l’absence d’un certain accent de poésie qui, — bien insuffisant à tenir lieu de maintes autres qualités qu’aurait exigées l’entreprise d’une Vie de Jésus, — nous apparaît comme une condition presque indispensable pour raconter la vie du plus parfait « poète » d’entre tous les saints. Car, si éminente et manifeste qu’ait été la « sainteté » du Pauvre d’Assise, il en est un peu d’elle comme du génie artistique de Fra Angelico : le mystère propre qu’elle nous présente se trouve être très profondément accompagné et imprégné de cet autre élément mystérieux que nous sommes convenus d’appeler la « poésie ; » et tout homme qui n’a à sa disposition que la « prose, » pour nous en parler, qu’il soit d’ailleurs catholique ou incrédule, savant ou ignorant, est fatalement condamné à ne nous en donner qu’une idée incomplète, — l’idée que peuvent