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appellent, d’un mot qui, dans leur bouche est très fort, et qu’ils prononcent avec une conviction presque solennelle : character[1]. C’est pour eux la qualité morale par excellence, celle qui fait la valeur et la beauté de l’étoffe humaine, celle qu’ils révèrent bien avant l’intelligence chez leurs grands hommes ; c’est la fin suprême de l’éducation. Cette forme, qui s’appuie aux idées de Dieu et du devoir, est anglaise, construite de toutes les certitudes anglaises, belle et régulière empreinte que l’enfant, jusque-là vague, reçoit à l’école, et qui, le marquant d’un trait spécifique, le détermine gentleman anglais. Suivant des contours exacts, — croyances, préjugés, idées traditionnelles, habitudes et discipline, — elle façonne à nouveau son être individuel, ou bien s’y superpose[2], effaçant et couvrant tout ce qui en lui est à part, impulsif, émotif, excentrique, hors du type régulier, — se manifestant au dehors par ce masque énergique, ces traits bien coupés, ces gestes sobres et tranquilles, ces airs d’impassibilité, de certitude et de hauteur, qui, hors d’Angleterre, font le style et l’originalité d’un vrai gentleman anglais, mais en Angleterre annoncent sa ressemblance avec tous les autres gentlemen anglais.

C’est à l’université qu’il commence à se spécialiser dans son rôle social, à s’intégrer à son rang, pour sa fonction, dans l’être collectif et historique de l’Angleterre. Ruskin, dans sa vieillesse, cherchant comment sa personne s’est formée, nous a dit ce qu’il doit à Oxford. Là seulement l’ordre ancien, hiérarchique de la nation, la profonde perspective de ses durées antérieures lui sont devenus visibles. Noble et calme retraite où le passé se survit, où son âme émanée des vieilles architectures, des jardins illustres, des parcs scolastiques, flotte et se mêle à l’âme du jeune homme qui vient là, moins pour prendre un grade universitaire, que pour se faire sacrer gentleman, chef à la façon des anciens chevaliers, prendre rang parmi ceux qui dirigent les multitudes anglaises. Chacun de ces collèges lui parle d’un siècle différent : voici les tours carrées, les cintres du moyen âge normand, les

  1. Dans David Grieve de Mrs H. Ward, le peintre Regnant dit à un jeune Anglais en lui parlant de ses camarades parisiens d’atelier : « Voyez-les tous : que de talent ! des cœurs d’or ! de la générosité, de la tendresse ; — une chose manque : le caractère. »
  2. Voyez ce type dans presque tous les personnages masculins de Kipling. La principale différence entre ses personnages hindous et ses personnages anglais, c’est que les premiers manquent de character ; ils ont peur des responsabilités ; ils ne savent ni se commander ni commander.