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« met au service des riches seuls l’appareil redoutable et compliqué de sa justice de parti, armée de peines brutales. » L’habitude fait « que les vaincus ne sentent plus la meurtrissure du lien qui les garrotte. » Mais « c’est un cliquetis de chaînes qui sort de tout l’appareil de notre justice[1]. » — Nous ne nions ni les imperfections ni les abus de notre code et de notre justice, ni une certaine partialité qu’ils recèlent, sur plus d’un point, en faveur de ceux qui possèdent ; pourtant, est-il exact de les représenter comme un amas d’injustices au profit d’une seule classe ? Les lois qui protègent la vie, les biens, la réputation de tous les citoyens, sans distinction de richesse ou de pauvreté, sont-elles de la morale de classe, de la justice de classe ? Quant au « cliquetis de chaînes, » ne l’entend-on pas de loin lorsque les collectivistes nous décrivent leur administration omnipotente, qui disposera de notre travail, du choix de notre profession, du lieu de notre résidence, déterminera la nature, la quotité, la valeur de nos produits, ne nous distribuera que ce qu’elle voudra et nous obligera même à la consommation communiste ?

La « doctrine nouvelle du droit des mœurs[2], » que prêchent certains disciples de Marx, n’est que la vieille doctrine de la force, qui n’est pas très propre à faire régner la paix universelle. « La conscience ; nous dit M. Menger, reflète les forces sociales, qui elles-mêmes reflètent l’état et le rapport des forces en présence. Est bon l’acte qui s’adapte aux forces sociales dominantes, mauvais celui qui ne s’y adapte pas ; le droit est mesuré par la force et chacun doit ce qu’il peut. » M. Menger répète, à ce point de vue, tout ce que disent les socialistes : la morale actuelle est une morale de classe, le droit actuel est un droit de classe. Défense de tuer et de voler : droit de classe bourgeoise ; défense de diffamer, de séquestrer, d’attenter aux mœurs, législation de classe ; défense d’opprimer la liberté de conscience, la liberté de parler et d’écrire, etc., jurisprudence de bourgeois ; condamnation de l’intempérance, de l’ivresse, de la débauche, de l’ignorance, de la lâcheté, de tous les vices privés : morale de classe. En revanche, quand la classe du prolétariat sera omnipotente, il n’y aura plus de morale de classe, ni de droit de classe. Alors, dit M. Menger, la « demande de vertu, » — une denrée économique aujourd’hui précieuse sous la domination bourgeoise, — sera

  1. M. Andler, loc. cit.
  2. Neue Sitterlehre, par Anton Menger, Iéna, 1905.