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brochage. Je dois rémunérer toutes ces consommations qui ne sont plus la mienne propre. Si je ne puis consommer que selon le gré de l’administration collective, selon le mode par elle choisi, si je ne puis consommer que les objets par elle acceptés ou imposes, que deviendra la liberté d’écrire et de publier ?

Les productions de l’ordre intellectuel, scientifique et moral sont les plus essentielles de toutes et constituent la condition sine qua non de tout progrès. Or ces productions intellectuelles et morales sont œuvre de liberté ; elles sont absolument inséparables des libertés de l’ordre économique, c’est-à-dire de l’entière liberté du travail, du choix de la profession, de la vente et de l’achat des produits, des contrats économiques de tout ordre. Le collectivisme, selon toute vraisemblance, serait le triomphe universel de la routine et de l’imitation, aux dépens de l’invention, qui est toujours individuelle. Ce serait la tyrannie de M. Tout le monde[1].

Le plus grand intérêt du plus grand nombre, principe admis

  1. Nous avons jadis, ici même, montré l’importance capitale de la liberté pour le travail intellectuel, impossible à réglementer et à évaluer. On nous a répondu dans une Revue socialiste : « En dehors des invalides, existe-t-il un seul intellectuel qui ne soit capable de faire besogne utile, — besogne appréciable, évaluable, pendant quelques heures par jour ? Non, n’est-ce pas ? Dès lors que tous fournissent d’abord leur quote-part de travail utile pour se sustenter, puisque nous devons gagner notre pain à la sueur de notre front, et que chacun agisse ensuite à sa guise, dessine, peigne, invente. » Ne retrouve-t-on point là l’opinion si répandue dans le peuple que la besogne utile, c’est la besogne visible et manuelle, non l’intellectuelle ? Il faudra que le savant, le philosophe ou le poète, il faudra que l’inventeur fasse du pain ou laboure pour que les socialistes reconnaissent qu’il a travaillé. Le reste, ce qu’il fera dans sa tête, ne comptera plus pour eux. L’égalité veut qu’Ampère, Pasteur, Victor Hugo ou Renan soient boulangers à leur heure. — Croyez-vous, dit-on, que celui qui porte un chef-d’œuvre littéraire, une invention scientifique dans sa pensée, refusera de les publier parce qu’il ne pourra plus s’enrichir ? — Nous répondrons qu’il ne s’agit point de s’enrichir, mais d’être libre, de ne pas être assujetti à une corvée matérielle, sous prétexte de collectivisme. Il s’agit de travailler quand on veut, de se reposer au besoin si on est fatigué (le repos durât-il des mois) sans en rendre compte au citoyen syndic ou à tout autre. Avec la liberté économique, toutes les autres libertés sont possibles ; sans elle, elles périssent toutes. — On laissera en effet, répond-on, toute liberté aux travailleurs intellectuels, aux initiateurs de la pensée. — Mais quelle sera cette liberté s’ils n’ont pas celle d’imprimer, de publier, de vendre leurs productions ? Faudra-t-il qu’ils fassent appel à l’imprimerie de l’État, à la librairie de l’État, qui leur fournira même le papier de leurs livres ? En l’absence de la liberté d’industrie et de la liberté du commerce, la liberté de la pensée est compromise. L’écrivain est obligé d’avoir d’abord l’assentiment des directeurs de l’imprimerie, qui seront, en fait, les directeurs de la pensée, s’il est obligé de soumettre préalablement ses écrits personnels à la censure collective, Le collectivisme ressemblera singulièrement à l’autocratie.