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produits, sans leur donner en échange une somme de produits égale par le prix, c’est que, quelque prix qu’on les paye, ils s’estimeront heureux ; car ils ne pourraient pas vivre si la société ne leur laissait que « ce qu’a créé leur travail[1]. » Dans leur culte de la société, les socialistes attribuent toute la valeur à la société même, qui est pourtant composée d’individus et n’existerait pas sans le travail des individus. La vérité est que la rétribution absolument juste des parts, — part individuelle et part sociale, — est un pur idéal pour le moraliste, une pure utopie pour le sociologue. On ne mettra jamais tout le monde d’accord sur l’étendue du droit que peut avoir chacun au produit de son travail, parce que chacun est solidaire de tous.

Si nous voulons juger sur ce point la déclaration socialiste des droits, prenons-la dans le programme de Gotha (congrès du 23 mai 1875). On y pose comme principe fondamental : « Le travail est la source de toute richesse, et le produit total du travail, — le travail utile en général n’étant possible que par la société, — appartient à la société, c’est-à-dire à tous ses membres par droit égal (étant donné l’obligation pour tous de travailler) et doit revenir à chacun suivant ses besoins raisonnables. » Cette déclaration de droits nous semble un tissu d’erreurs. 1° Nous venons de prouver que le travail n’est pas, à lui seul, la source de toute richesse. 2° De ce que le travail utile n’est possible que dans la société, il n’en résulte pas que le produit total du travail appartienne à la société : c’est là une étrange argumentation. Tout ce qu’on peut conclure, c’est qu’une partie du produit appartient à la société. On pourrait d’ailleurs, en raisonnant avec cette logique, dire à l’inverse de Marx : le travail n’étant possible que par l’individu, le produit total doit appartenir à l’individu. Ce beau raisonnement n’est que l’autre retourné et rétorqué. A la société le programme de Gotha substitue aussitôt : tous les membres (les Lapons aussi et les Hottentots, non moins que les Anglais et les Américains, qui font partie de la société civilisée). Comment fera-t-on la distribution ? De plus, pourquoi ajouter que le produit de mon travail appartient à tous les hommes par droit égal ? Pourquoi cette égalité ? Pourquoi les parens qui m’ont élevé, les maîtres qui m’ont instruit n’auraient-ils rien de plus que les Siamois ou les

  1. M. Landry, l’Utilité sociale de la propriété individuelle.