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mêlait, roulait ainsi qu’un flot multicolore. Et cela bruissait aussi, formait une musique absurde, où vingt idiomes différens confondaient leurs diversités ; on y discernait des voix rauques, d’autres bêlantes ; des rires grêles s’élevaient, s’allongeaient en trilles, et puis, c’étaient des gloussemens de volaille enfin délivrée.

Madeleine et Olivier retrouvaient à bord l’analogue de cet opéra-bouffe. Le pont envahi donnait l’impression d’un vivant musée, ou d’une exhibition mal ordonnée, avec des danses et des chœurs conduits, dans l’ombre, par un maestro facétieux. A bâbord, une ronde d’enfans piailleurs virait follement, sans répit, autour d’un pacha lymphatique, qui devisait avec un nègre, imperturbables tous les deux sous leurs fez écarlates. Un groupe de phanariotes s’établissait à tribord, sur un rang de sièges en demi-cercle, les hommes en smoking, les dames parées, les uns et les autres couvant, sous le galbe de leurs costumes, d’héréditaires nonchalances. Un peu plus loin, grouillait tout un peuple de misses, fidèles clientes de master Cook ; elles regardaient, muettes d’admiration, deux Yankees fortement musclés, qui bravaient le ciel, et les convenances, de leurs jambes tendues en l’air, posées à même le bastingage.

Tout ce monde jouissait de l’heure, qui coulait, exquise. Le printemps, paresseusement, s’étirait dans le soir divin, efféminé comme un été. Une tiédeur molle flottait sur l’eau, que la brise moirait à peine. Des senteurs de pins s’effilaient dans l’air, élaborées là-bas, sur des rivages soupçonnés. L’horizon, qui était de pourpre d’abord, d’une pourpre épaisse, s’amenuisait en rose tendre, finit par se muer en gris. Les étoiles, une à une, saillissaient au ciel, semblaient hésiter à s’y fixer, disparaissaient pour reparaître aussitôt. En la vaste coupole tendue de bleu, elles accouraient par myriades, maintenant, ces frétillantes voyageuses, et la draperie, où elles s’accrochaient, passait au bleu sombre, adoptait le ton et la caresse du velours.

Madeleine et Olivier songeaient aux terres lointaines, dont chaque tour d’hélice les rapprochait. Ils brûlaient, en imagination, les étapes, abordaient, en esprit, aux rives charmeuses. Les portes de l’Orient s’ouvraient devant eux, ils traversaient de jolies cités, couchées au soleil, ou bâillant leur suave ennui sous des lunes préhistoriques. Ils fouillaient d’étranges bazars, fleurant la rose ou la cannelle, dégorgeant, aux devantures ouvertes,