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jugea qu’une « courtisane, » doublée d’une « cabotine, » — il se servit de ces vocables un peu gros comme pour mieux lui cracher son mépris, — encore qu’elle fût de son monde, ou plutôt par cela même qu’elle était de son monde, ne méritait aucune pitié. Il médita donc sa vengeance, froidement, minutieusement, et s’endormit, ce soir-là, à peu près tranquille.

Le lendemain, sur les deux heures de l’après-midi, il entrait chez Mme de Mortier, qui l’attendait. Elle se douta à peine qu’il fût préoccupé. Il se montra plus pressant que jamais, avec cependant un rien d’ironie dans ses paroles, — ce qu’elle attribua à la jalousie, dont apparemment l’incident de la veille avait développé en lui le germe toujours latent. Il obtint d’elle enfin, après une résistance de pure forme, qu’elle l’irait voir le lendemain, chez lui.

Elle vint au rendez-vous en toilette noire, car elle portait le deuil d’un cousin, heureuse du reste de ce triste événement qui lui permettait de voiler d’ombre sa blonde personne, dont le noir relevait le précieux éclat. Elle n’était pas fâchée non plus que son vêtement témoignât en quelque sorte de l’agitation de son âme, et que le don suprême d’elle-même s’entourât ainsi de quelque apparat. Elle exigea d’abord un dernier aveu, et s’inquiéta de savoir enfin pourquoi et comment on l’aimait. Elle se leva ensuite, emportée, eût-on dit, par son émotion, puis s’affaissa toute au pied d’un divan, se prit le visage dans les mains, comme pour demander au ciel qu’il la vînt protéger contre l’irréparable chute. Le Hagre, à qui cette comédie n’avait pas un seul instant donné le change, pensa que le moment était venu d’agir. Il s’approcha d’elle, l’assura que jamais il ne supporterait qu’elle s’avilît à cause de lui, qu’il ne réclamait point son sacrifice, et qu’elle pouvait compter sur son amitié. Effrayée de la trop complète réussite de son plan, elle se dressa palpitante, poussa le jeune homme sur le divan, le supplicia de baisers fous, de ceux qui marquent l’abandon, et qui l’appellent. A d’autres momens, et avec une autre personne, Le Hagre eût cédé ; mais il se souvint à temps des artifices de cette femme, de l’odieuse hypocrisie dont elle l’avait trop longtemps abusé ; il se rendait trop bien compte, d’autre part, qu’elle n’était capable d’aucun dévouement, d’aucun sentiment sincère et durable, et qu’enfin elle ne se donnait à lui que parce qu’il l’avait en définitive dédaignée ; aussi, se ressaisissant par un