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égale, de la révolte et de la résignation, où le mépris de la femme s’associait aux fortes rancœurs du désir inassouvi. Ainsi, il ne connaissait qu’un remède à son désespoir : s’y enfoncer systématiquement, en faire la gaine de son âme et la substance de sa pensée.

Par ce pessimisme assez distingué, dont seul Auguste Raimbault était averti, Le Hagre passait de beaucoup sa réputation : il ne réalisait qu’à moitié, ou qu’en apparence, le type ordinaire du Don Juan. Il n’avait rien du libertin blasé, féroce et vaniteux, dont Stendhal, son maître, disait : « Dans le grand marché de la vie, c’est un marchand de mauvaise foi qui prend toujours et ne paie jamais. » Certes, il eût volontiers saccagé, quand le tenait sa méchante humeur, ces salons de Paris, témoins complaisans de sa royauté, où se venaient épanouir et mêler ces fleurs de boudoir, étourdissantes et fragiles, les Parisiennes. Mais s’il haïssait, au fond, ces incorrigibles lutins, pétris de grâce et d’inconsistance, de ruse et de vanité, s’il les prenait et quittait sans scrupule, ou si, les grisant de caresses feintes, il s’employait parfois à les torturer, il avait cette excuse qu’en lui-même, et tout au fond de son cœur douloureux, quelque chose se rebellait, s’élevait inlassablement contre les amours mensongères, sans âme et sans lendemain. Il trouvait ces amours médiocres, écœurantes, monstrueuses, et contre celles qui s’y livraient par système, ou qui se savaient gré de s’y abandonner, il déployait une chaleur d’impitoyable justicier.

L’horreur de toutes les sortes de coquetterie affectait parfois, chez Le Hagre, un caractère rétrospectif. Ainsi, il détestait cordialement Mme Récamier, qu’il tenait pour le type accompli de la coquette. Il professait, en revanche, un vrai culte pour Julie de Lespinasse. Il avait toujours, à portée de la main, un exemplaire de ses Lettres, dont il aimait tout, sauf les passages, d’ailleurs très rares, où l’influence de d’Alembert, ce pédant, acoquinait la phrase et, brusquement, la déviait. Mais que ces pages brûlantes fussent un hommage à ce grand niais de Guibert, c’est ce que Le Hagre ne pouvait digérer. Il supposait, chez l’amoureuse, à l’ordinaire d’une si rare droiture, un déséquilibre partiel, une déformation qu’il mettait à la charge du milieu, cette société factice, honteusement impuissante, où le sort et Mme du Deffand avaient jeté Julie. Mais comme, d’un autre côté, par son pauvre cœur effréné, elle dominait son milieu !