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dont les branches recouvrent la largeur de la route, il y a une hutte en planches avec des bancs rustiques, où l’on vous sert un loukoum sur une soucoupe et un grand verre d’eau froide puisée à l’instant même dans la fontaine. C’est un berceau délicieux pour se reposer, en été, et un endroit commode pour admirer les sombres entassemens du Parnasse et toute cette ceinture de pierres arides et brillantes dont il presse l’enceinte inclinée de Pythô.

Ce Parnasse abrupt et dénudé, comme il ressemble peu à l’image adoucie qu’on s’en est faite si longtemps : la colline bocagère, ombragée d’arbres bien peignés, égayée de ruisselets et de cascatelles, où un Apollon du Belvédère monté sur un tertre, comme un chef d’orchestre sur son tabouret, dirige les concerts des Muses !… En réalité, il est inhabitable, sauf pour les loups et les sangliers qui abondent toujours sur ses hauteurs. L’eau manque dans les régions voisines du sommet, il faut en emporter avec soi, quand on tente l’ascension. C’est d’ailleurs une entreprise fort ardue que cette ascension du Parnasse, la montagne étant couverte de neige presque toute l’année. Du côté de Delphes, elle est à peu près inabordable. Quelques jours avant mon arrivée, deux Américains essayèrent d’y grimper en s’accrochant aux aspérités du chenal creusé par les eaux d’hiver, entre les deux roches qui dévalent au-dessus de Castalie, Rodini et Hyampeia. L’un d’eux se rompit le cou. Quant à l’autre, il fallut mobiliser tout le village, réquisitionner des échelles et des cordes pour le redescendre… Décidément, la montagne d’Apollon et des Muses n’est pas clémente aux Barbares !

Oh ! non, Delphes n’est pas un pays pour touristes ! Mais, malgré la rudesse hostile de ses pierres, tout ce qui vous y repousse, c’est, à mes yeux, le plus beau et le plus émouvant de toute la Grèce. Les souvenirs qu’il évêque sont parmi les plus héroïques et les plus saints. Sanctuaire mystérieux, caché dans les replis d’une montagne très âpre, il apparaît comme la vivante figure de la conscience intime et secrète de l’Hellade. Sans les roches terrifiantes de Pythô, sans l’inscription mystique gravée au fronton du temple : Connais-toi toi-même ! et tout ce que nous y soupçonnons d’un haut enseignement moral mêlé aux pires superstitions populaires, nous nous expliquerions malaisément la profondeur du nouveau drame instauré par les Eschyle et les Sophocle, cette première ébauche des conflits