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mer plate comme un miroir d’argent serti entre les découpures des rivages, les anses solitaires, les promontoires décharnés, les montagnes étagées en une succession de cirques farouches, — toute cette immense étendue semblait frappée de mort : on aurait dit un grand paysage gelé. Pas d’ombres sur ce désert âpre de montagnes et d’eaux ! Le soleil était encore derrière l’horizon, et la lumière débile répandait une pâleur uniforme sur les roches toutes nues et sur la mer inerte et sans couleur. Pas de bruit non plus ! Un silence qui pesait comme un air d’orage et que rompaient seulement, par intervalles, des chants de coqs, stridens et clairs !

Le navire se rapproche… Au fond d’une baie, arrondie comme un lac, quelques maisons blanches s’ordonnent en avenues rectilignes, un campanile surgit : c’est Itéa, la bourgade où je vais descendre. Par derrière une plaine resserrée, une mince bande d’or qui s’allonge entre des parois de marbre jaune. Et, tout de suite, surplombant des écroulemens rocheux, la muraille du Parnasse avec sa double Corne. Delphes est là-haut, cachée dans un creux de la montagne apollinienne. De ce repaire inaccessible, l’Archer divin domine tout ce pays stérile et magnifique, que le feu de sa fureur paraît avoir dévasté pour toujours.

Nous montons vers la ville sacrée…

Cette montée de Delphes, je m’y étais préparé en un pieux recueillement. Des phrases de notre Michelet hantaient ma mémoire, et je retrouvais presque les mots de l’exhortation muette qu’il met dans la bouche des vainqueurs pythiques, — statues sans nombre groupées sur la terrasse du temple : « Approche ! disent-ils au pèlerin adolescent, approche et ne crains rien ! Vois ce que nous étions, d’où nous partîmes et où nous sommes… Fais comme nous. Sois grand d’actes et de volonté. Sois beau, embellis-toi de formes héroïques et d’œuvres généreuses qui remplissent le monde de joie… Travaille, ose, entreprends ! Par la lutte ou la lyre, chantre, athlète ou guerrier, commence ! Des jeux aux combats, monte, enfant !… »

O romantisme, ô puissance d’illusion ! Les belles imaginations généreuses du dernier siècle agrandissent et transfigurent