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parmi eux, parmi ceux qui sont restés vierges de toute influence européenne, que se conservent les mœurs les plus approchantes des mœurs grecques antiques. S’il y eut autrefois une civilisation commune dans le bassin de la Méditerranée orientale, c’est l’Islam, héritier de l’Empire et demeuré hostile aux innovations de l’Occident, qui en a le mieux gardé l’esprit et les traditions, — l’Islam des rivages et des villes maritimes. Et, d’autre part, c’est encore chez les bergers et les nomades, les chefs militaires et féodaux des régions sahariennes ou du désert de Syrie que l’on se formera l’idée la plus plausible de ce que put être un héros, un roi ou un pasteur homérique.

Évidemment, je n’ai à fournir aucune preuve matérielle de ce que j’avance. C’est seulement chez moi une présomption très forte, une intuition confirmée par une foule d’analogies… Lorsque, à Alger, j’entrai pour la première fois dans un bain maure, j’eus immédiatement la sensation d’un recul violent à travers les siècles. J’étais dans la Home impériale, ou dans une grande ville de l’Empire, et le spectacle que j’avais sous les yeux, — les esclaves demi-nus, les hommes drapés de blanc qui jouaient aux osselets sur le marbre tiède des portiques, — c’était le spectacle qu’on pouvait avoir, dix-huit cents ans plus tôt, dans les thermes d’Hippone ou de Césarée de Mauritanie.

Les fêtes musulmanes auxquelles j’assistai, me restituèrent aussi quelque chose des fêtes antiques. Avec nos idées modernes et latines, nous ne concevons une fête religieuse que comme une mise en scène esthétiquement ordonnée, comme une manifestation pompeuse et réglée dans le plus petit détail. Je suis sûr que les Grecs anciens, comme les Musulmans, y mettaient beaucoup plus de bonhomie et de sans-façon. Pas d’unité, pas de symétrie, pas d’alignement rigide, mais un aimable désordre et le plus complet laisser aller !

Ce sont les mœurs principalement, — les mœurs pastorales et patriarcales de nos Arabes ou des Bédouins de Syrie, — qui me frappèrent comme une survivance de la primitive humanité homérique ou biblique. Déjà, Fromentin l’avait remarqué, lors de son séjour à Laghouat, — et il a développé cette remarque dans des pages qu’on n’a pas assez méditées. Qu’on dépouille, — disait-il, — l’Arabe du Désert des quelques singularités qui éblouissent les amateurs de couleur locale, qu’on fasse la part de l’exagération et de la crudité africaines, et