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conditions de notre vie. Nos gens de lettres d’aujourd’hui ne comprennent même pas le peuple qui les entoure. Ils s’en font l’idée la plus fausse, la plus romanesque, la plus littéraire. Comment auraient-ils le moindre soupçon de ce que fut un héros grec primitif, un Achille, un Agamemnon ?…

Pour peu que nous nous donnions la peine de réfléchir, nous reconnaîtrons que cette divination est très difficile et que l’entreprise est presque décourageante. L’écriture, comme la ruine, ce n’est plus que la coquille de l’homme d’autrefois. Par delà les phrases qu’il a tracées, — et dont nous ne pouvons saisir le sens que d’une façon grossière, — on voudrait entendre sa voix, entrevoir son geste, et, pour tout dire, retrouver son Ame passionnée et vibrante ! Le phonographe et le cinématographe accorderont peut-être une satisfaction de ce genre à nos descendans. Le plus intime et le plus vrai de nous-mêmes ne sera peut-être pas tout entier perdu pour eux. Mais les anciens, comment les rejoindre ? Quel instrument merveilleux nous livrera l’accent de leur émotion, l’intonation et le geste qui conféraient aux mots antiques leur juste valeur ? N’existe-t-il pas une matière sensible, toujours vivante, ou l’âme des siècles morts a déposé une empreinte plus certaine et plus profonde que dans les livres ?… Pour moi, je crois que cette empreinte existe quelque part, si effacée, si altérée qu’on voudra !

Il y a d’abord, dans le Péloponnèse, des pays entiers, comme le Magne et la région du Taygète, où les pâtres et les paysans sont restés païens jusqu’au milieu du moyen âge. Ils le sont peut-être encore sous les espèces d’un christianisme réduit aux pratiques d’une dévotion toute formelle. Un œil exercé, une oreille un peu fine, un esprit habitué à comparer les divers types ethniques du bassin méditerranéen reconnaîtraient facilement, dans leurs gestes et dans leurs paroles, ce qui appartient à la politesse et à la cautèle diplomatique de Byzance et ce qui sort du terroir, — l’âme simple et à peu près immuable d’une race de pasteurs qui a toujours vécu de la même vie, dans les mêmes montagnes et sous le même ciel.

Mais il est un champ d’observation beaucoup plus vaste et peut-être plus sûr : l’Islam ! — Je sens bien tout ce que ma proposition ainsi formulée peut offrir d’apparences paradoxales. Et cependant, je m’en suis convaincu par de nombreuses expériences, par un contact prolongé avec les Musulmans, c’est