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Au lieu de muser ainsi, pourquoi ne prenait-il pas tout bonnement le paquebot qui, par le plus court chemin, le ramènerait en France ? Il écrivait à Mme de Staël, le 8 mars 1796 : « J’attends que le coup de vent de l’équinoxe soit passé, et immédiatement après, je m’embarque pour Hambourg. » L’équinoxe passa, il ne s’embarqua point. Peut-être, avant de se lancer, voulait-il qu’un courant se dessinât dans la politique hésitante et trouble du Directoire ? Peut-être avait-il à liquider quelque affaire ? Le 27 mai, le bâtiment équipé par ses soins mit à la voile vers Calcutta ; il emportait Beaumetz qui venait, sous une pluie de quolibets, d’épouser une veuve sans argent et mère de trois enfans… A son heure, le 13 juin[1], Talleyrand monta enfin sur un brick danois et dit adieu à l’Amérique.

Ce fut à Hambourg qu’il débarqua à la fin de juillet. La ville était bien choisie. Halte habituelle des courriers et des voyageurs, elle était le carrefour où affluaient les nouvelles de Paris et de Berlin, de Londres et de Vienne ; mieux que partout ailleurs, on y apprenait vite et bien les moindres événemens. Des émigrés de marque, parmi lesquels Talleyrand comptait des amis, en avaient, à cause de cela, fait leur résidence. Tous le reçurent avec joie, tous lui firent fête, — tous, sauf Mme de Flahaut, en train de nouer avec le ministre de Portugal, M. de Souza, une intrigue sentimentale qui se terminera par un mariage, et qui, toute craintive en face du passé qui se dressait devant elle, envoya un à émissaire bord même du brick danois pour insinuer au revenant de ne pas descendre à terre et de retourner dare dare en Amérique. Talleyrand écouta poliment la communication, mais n’en tint aucun compte. Il passa un mois à Hambourg. Il y eut des fièvres dont il se guérit avec peine ; il y vit Mme de Genlis, à qui il jura ses grands dieux qu’il « était dégoûté pour la vie des affaires, et que rien au monde ne pourrait le déterminer à s’y rengager ; » il y vit Gouverneur-Morris, la princesse de Vaudemont, Valence, tant d’autres qu’il avait jadis connus ; peut-être l’ancien secrétaire de la légation de Chauvelin à Londres, devenu ministre plénipotentiaire de la République française près des villes hanséatiques, Reinhard[2], qui lui était

  1. Date donnée par Pichot, Souvenirs intimes sur M. de Talleyrand, p. 93.
  2. Reinhard, pendant le séjour de Talleyrand à Hambourg, était à Brème, mais il vint quelquefois à Altona et put l’y rencontrer. Voyez Aff. étrangères, Hambourg, 110.